Et si on laissait les headliners tranquilles ?

Des cachets délirants, des riders absurdes, des horaires de diva, des clauses d’exclusivité : on pensait que tout ça ne concernait que les DJs EDM (qu’on aime bien, mais un peu moins leurs tarifs). Puis la techno s’en est mêlée, lassée de ne pas gagner assez, peut-être aussi jalouse des grandes scènes. D’abord lentement, presque timidement. Puis tout d’un coup : line-ups uniformes, formats stériles, et une scène autrefois radicale devenue modèle économique.

Aujourd’hui, le cauchemar du programmateur indépendant porte une casquette, joue à 155 BPM, remixe Britney Spears et Papa Roach, et coûte plus cher qu’un line-up de six artistes locaux. Ce nouvel enfant terrible s’appelle « hard techno », et il est aussi insaisissable que rentable. Propulsé par TikTok, un public jeune et massif, une obsession pour l’intensité permanente, et parfois même des relents d’esthétique d’extrême droite qui s’insinuent dans les marges, ce sous-genre est devenu une industrie. Plus de public, plus de vues, plus d’argent : la logique est implacable.

Les grands groupes ne s’y sont pas trompés. En quelques années à peine, toutes les marques soi-disant “underground” ont été rachetées : Boiler Room, Time Warp, DGTL, Sonar. Ce qui prétendait encore à l’expérimentation est désormais une franchise. Résultat : les clubs s’alignent. Ceux qui survivent courbent l’échine. Des collectifs bankables figurent désormais sur des line-ups qui les auraient refusés quelques années plus tôt ,non pas parce qu’ils sont mauvais, mais parce qu’ils répondent à une logique économique, pas artistique.

Les clubs deviennent des distributeurs. De collectifs. De contenus sponsorisés. D’artistes interchangeables. Plus des lieux de vision, juste des créneaux à remplir. Pire : certains abandonnent toute direction artistique pour sécuriser des deals ou remplir des jauges. À la fin, tout le monde y perd.


Les médias sont aussi complices

Il serait trop facile de ne pointer que les clubs, les agents ou les artistes. Les médias, y compris nous, ont leur part de responsabilité. Si nous avions refusé l’argent plus souvent, surtout quand il venait dicter le contenu éditorial, peut-être que certaines marques n’auraient pas eu autant d’influence. Si nous avions creusé un peu plus au lieu de courir après les budgets pub, certains “produits de l’industrie” n’auraient peut-être pas eu autant d’espace ou de crédibilité.

Et non, on ne parle pas ici de survie: on sait tous qu’un média indépendant aujourd’hui relève de la lutte quotidienne. Mais quand le contenu sponsorisé n’est pas clairement identifié, quand un article élogieux est le fruit d’un partenariat, tout est faussé. La lecture de la scène se brouille. Et celles et ceux qui n’ont ni les moyens, ni le réseau, ni l’algorithme sont effacés.

Hier encore, on envoyait des questions pour une interview à un photographe. Sa réponse : « Combien dois-je payer pour être interviewé ? » Surréaliste. Mais pas surprenant. La scène qu’on critique est aussi celle qu’on a contribué à façonner.


Et qu’est-ce qui a déjà été tenté ?

Certains clubs ne se contentent pas de constater : ils testent des alternatives. À Lyon, Le Sucre a lancé un abonnement mensuel pour rendre les soirées plus accessibles et moins dépendantes de la hype des têtes d’affiche. Une idée audacieuse : privilégier la fidélité et le sentiment d’appartenance plutôt que la recherche du “gros coup”.

À Dortmund, Tresor West a mené une expérience de trois mois appelée #SaveTheUnderground. Le principe : entrée gratuite le samedi soir, line-ups anonymes, focus sur les talents locaux, et un message clair : ce club appartient à sa communauté. Le résultat ? Une piste pleine, un soutien massif, la preuve que l’underground compte encore pour beaucoup.

Mais le projet a aussi buté sur une réalité : sans minimum à l’entrée, les revenus ne suffisaient pas à maintenir la qualité. Le club a donc réagi en toute transparence, adoptant un modèle accessible : entrée gratuite avant minuit, 5 € après toujours sans dévoiler le line-up à l’avance. Ce n’est pas parfait, mais c’est sincère, réfléchi, et fondé sur des valeurs.

Ces initiatives montrent qu’il existe un chemin. Mais il implique des essais, des erreurs, et un vrai soutien communautaire. Les clubs doivent pouvoir prendre des risques sans mettre la clé sous la porte. Et ceux qui osent doivent être soutenus.


Alors, on fait quoi maintenant ?

Il ne s’agit pas de pleurer un âge d’or. Il s’agit de reprendre la main.
Premier geste : arrêter de tout miser sur les headliners. Ils coûtent trop cher. Et leur public vient pour un seul morceau, filme, repart. Il ne danse pas sur le warm-up. Il ne reste pas pour le closing. Il consomme. Il n’est pas fidèle.

La soirée est peut-être sold-out, mais elle ne construit rien de durable.

À l’inverse, les artistes locaux, enracinés dans la scène, sont souvent plus engagés, plus présents, plus impliqués, avant, pendant, après la soirée. Pas besoin de supplier pour une story ou d’ajouter une clause au contrat pour qu’ils assurent la promo.

Les clubs devraient traiter leurs résidents comme des têtes d’affiche : investir dans leur son, leur histoire, leur progression. Construire un récit, pas juste une programmation.

Les artistes aussi doivent réfléchir : se lier à des lieux, sortir du piège précaire des clauses d’exclusivité et des tournées low-cost. Moins de vols, plus de résidences. Moins d’égo, plus de lien. L’ironie, c’est que ces artistes-là, souvent invisibles des gros festivals, sont aussi ceux qui partagent les posts, taguent les clubs, échangent avec le public.

Et quand un lieu retrouve une vraie identité artistique, devinez qui veut venir y jouer ? Les headliners. Parce que l’image, au final, vaut parfois plus que le cachet.


Le public a un rôle à jouer. Oui, toi aussi.

C’est peut-être notre seule vraie force. Écouter un·e artiste inconnu·e. Faire confiance à son oreille. Écouter un mix avant de juger un nom. Aller dans des clubs en phase avec ses valeurs, pas juste ceux qui apparaissent en haut de l’algorithme. On ne dit pas d’être monoclub, mais fidèle à une idée.

Le public sous-estime son pouvoir. Et ceux qui profitent du système ont tout intérêt à ce qu’il continue de le faire.
Mais reprendre nos nuits, c’est peut-être la première étape pour reprendre tout le reste.