Face à l’amnésie de l’industrie, Dweller redonne un centre aux ravers noirs.

Lorsque Frankie Decaiza Hutchinson parle de Dweller, elle ne le décrit jamais comme « juste un festival ». Elle parle de reconstruire un monde. De reconquérir un espace volé. De restaurer une mémoire systématiquement effacée du récit global de la musique électronique. De recentrer les communautés noires, non pas comme un geste de diversité, mais comme un acte de vérité. Dweller n’existe pas pour diversifier l’industrie, mais pour lui rappeler ses fondations.

Pic by Texas Isaiah
Pic by Texas Isaiah

La réaction à l’annonce du retour du festival a confirmé l’importance de son existence. « Tout a été merveilleux, vraiment, on ne peut pas se plaindre », dit Frankie. « Un accueil d’une chaleur incroyable. » Le soulagement qui entoure ce comeback révèle une réalité que l’industrie préfère souvent ne pas nommer : les ravers et artistes noir-e-s peinent toujours à trouver des espaces où ils ne sont pas seulement tolérés, mais réellement placés au centre du récit.

La pause prise en 2025 est souvent présentée, vue de l’extérieur, comme un moment de recalibrage stratégique, mais Frankie refuse de la romantiser.
« Je ne sais pas si c’est réellement possible », dit-elle lorsqu’on lui demande si un festival peut exister sans épuiser celles et ceux qui le créent. « On a pris une année pour se recalibrer, chercher des pistes de financement… nous nous sommes certainement recalibré·e·s, mais les financements restent compliqués et je pense que ça le restera si l’on refuse de compromettre l’intégrité de ce que l’on construit. »

Elle est tout aussi franche quant à l’avenir : « Une nouvelle pause n’est jamais exclue. »

Ce niveau de transparence contraste fortement avec de nombreux festivals, notamment en Europe, où le soutien institutionnel et les partenariats de marque masquent souvent des inégalités structurelles et un épuisement généralisé. Dweller, à l’inverse, assume sa fragilité comme un acte de résistance plutôt qu’un signe de faiblesse.

L’un des aspects les plus marquants de la philosophie de Dweller réside dans son rapport au temps. « Nous avançons assez lentement », reconnaît Frankie. « Nous ne nous précipitons ni pour la programmation ni pour les articles que nous publions. Tout prend beaucoup de temps. »
Elle considère que cette lenteur est autant un choix intentionnel qu’un geste politique : « Accepter que ce processus soit lent fait partie du caractère subversif de ce que nous faisons. Il y a un tel sentiment d’urgence et de compétition dans cette industrie, dans lequel nous ne voulons pas entrer ni nous laisser gouverner. »

Dans une scène mondiale obsédée par la hype, l’immédiateté et la production continue de contenu, le développement lent et intentionnel de Dweller constitue une critique implicite de la logique marchande qui régit la musique électronique.

Centrer les communautés noires transforme tout l’écosystème

Dweller fait partie des rares espaces où les personnes noires, artistes, danseur·se·s, équipes, penseurs, sont le centre gravitationnel. Cela façonne absolument tout, de la programmation à l’éthique du public.
« Cela peut être à la fois très simple et extrêmement difficile », explique Frankie. « On ressent une responsabilité de couvrir tous les genres tout en ayant accès à une abondance de talents underground locaux. »

Programmer n’est pas seulement un casse-tête logistique : c’est une responsabilité morale. « Programmer est tellement difficile et, honnêtement, ça m’empêche parfois de dormir. Certaines idées me viennent littéralement en rêve. Nous espérons seulement que cette programmation intentionnelle offre un espace intentionnel où les personnes noires peuvent ressentir un sentiment de véritable appartenance. »

Ce sentiment d’appartenance est particulièrement frappant lorsqu’on le compare à la blancheur écrasante des environnements clubbing contemporains. « C’est sincèrement fou à quel point les clubs sont blancs », dit-elle. « J’ai été frappée par cette vidéo virale où l’on demande aux gens combien de DJs noirs ils connaissent — le simple fait que cette question existe est déjà humiliant. Comme si notre présence dans la musique électronique était devenue un mème viral plutôt que quelque chose de réel. »

Pic by Texas Isaiah
Pic by Texas Isaiah

Ils rééquilibrent le terrain, ils n’excluent personne

L’une des critiques fréquentes adressées aux initiatives centrées sur les communautés noires en Europe est qu’elles seraient « excluantes ». Frankie rejette totalement cette idée.
« Nous n’avons littéralement jamais reçu cette critique », dit-elle. « Je pense que c’est révélateur, parce que tout le monde sait à quel point les artistes et les fêtard·e·s noir·e·s ont peu d’espace dans la musique électronique. Donc il est impossible, de bonne foi, de considérer un festival noir comme excluant. »

Sa réponse souligne une vérité que l’industrie préfère ignorer : reconquérir un espace n’est pas exclure, c’est réparer. Une réponse probablement moins bien accueillie en France, où les événements non-mixtes sont régulièrement attaqués.

Le “safe space” comme infrastructure, pas comme slogan

Frankie reste prudente face à la notion idéalisée de “safe space”.
« Pour être honnête, j’ai du mal avec ce terme, et je ne pense pas qu’on puisse un jour avoir un contrôle total sur un espace, car la nature de ce qui s’y passe est toujours précaire », explique-t-elle.

Mais elle insiste sur ce qui peut être mis en place :
« Il existe des paramètres qu’on peut instaurer pour rendre les gens plus en sécurité : une sécurité mieux formée, des personnes référentes, des tests de drogues, l’accès au Narcan, de la formation, etc. »

Sur ce point encore, Dweller se distingue largement, surtout par rapport à la scène française, où le vocabulaire du “safe space” est souvent adopté sans aucune des infrastructures nécessaires.

L’amnésie de l’industrie et les limites de 2020

Frankie évoque avec franchise le récit qui réapparaît chaque fois qu’un line-up comporte quelques artistes noirs ou un public majoritairement noir : les gens parlent immédiatement “d’inclusivité”, comme si la présence noire était une anomalie.
« C’est vraiment déstabilisant », dit-elle. « Si j’y réfléchis trop, je me retrouve coincée dans le ressentiment. »

Elle n’a d’ailleurs plus beaucoup d’illusions concernant la capacité de l’industrie à changer :
« Je suis extrêmement cynique quant à la capacité de cette industrie à évoluer pour refléter les origines noires de cette musique. On a vu certains acteurs prétendre s’en soucier en 2020, mais tout cela s’est effondré. Je ne crois pas que ce système puisse être sauvé — alors crée simplement ce dont tu veux faire partie. »

Drexciya comme architecture mythique et héritage intellectuel

Le nom du festival, tiré de Journey of the Deep Sea Dweller, inscrit Dweller dans l’univers spéculatif de Drexciya, une mythologie où les descendants d’Africains réduits en esclavage créent une civilisation sous-marine autonome.
« Nous nous voyons comme une extension du monde qu’ils ont créé pour nous », dit Frankie. « Un monde où nous pouvons construire ce que nous voulons. Nous remercions Drexciya pour leur imagination et pour la manière dont ils nous ont inspiré·e·s à créer cet espace. »

Même si elle se décrit comme « pas particulièrement spirituelle », elle reconnaît l’énergie presque mystique qui traverse le festival.

La tradition intellectuelle noire comme colonne vertébrale du festival

Lorsqu’on lui demande comment la tradition intellectuelle noire influence les décisions artistiques du festival, Frankie répond avec simplicité :
« Je pense que si tu lis notre blog, les liens entre l’intellectuel et le festival deviennent évidents. C’est difficile à expliquer — ça interagit juste naturellement. »

En effet, le Dweller Forever blog est rempli d’essais sur l’ethnocentrisme blanc, l’esthétique diasporique, les politiques de la nuit ou encore de conversations avec des penseuses comme Katherine McKittrick , constitue l’infrastructure théorique du festival. La piste de danse devient une archive, la rave un texte politique, la communauté un réservoir de mémoire et de futur.

Et face à la scène française

Vue depuis la France, l’existence de Dweller expose ce qui reste tu. À Paris comme ailleurs, le profilage racial aux portes des clubs persiste, mais presque aucun média majeur n’en parle, de peur de perdre des financements ou d’abîmer l’image idéalisée de la scène électronique française. Les line-ups restent massivement blancs, et la présence d’un·e seul·e artiste noir·e est trop souvent présentée comme un progrès.

Pendant ce temps, les collectifs noirs, asiatiques ou queer diasporiques poursuivent le travail de réparation culturelle, mais restent rarement mis au centre, rarement financés, rarement archivés.

Dweller montre ce qui advient lorsque les communautés noires ne sont pas un appendice, mais le point de départ.

Ce n’est pas un modèle à copier mécaniquement.
C’est un rappel, voire un avertissement, que la techno ne peut pas survivre à l’amnésie. Dweller est une reconquête, un futur, et avant tout un foyer.