Dans un monde où la parole féminine reste suspecte, la plume devient une arme. Être journaliste et engagée dans les musiques électroniques, c’est s’exposer aux étiquettes, aux menaces, parfois au silence. Mais c’est aussi refuser de se taire dans un écosystème qui préfère la publicité à la critique.

Cela fait maintenant quelques mois que j’évolue chez ClubbingTV, un média où je peux librement dire JE, et surtout parler de nous, les femmes, dans ce milieu encore largement masculin. Vous connaissez notre ligne éditoriale, nous n’avons pas peur de parler de ce qui fâche : logique marchande et capitalisante, médias sous pression, parité, VSS et DJ violeurs encore programmés.

Dans le cadre de cet article, j’ai réalisé un appel à témoins de femmes journalistes ou communicantes dans le milieu, d’âges et de trajectoires différentes. Voici les quatre profils qui ont accepté de témoigner :

  • J1, manager et journaliste débutante, qui évolue depuis un moment dans le monde des musiques électroniques, souvent en première ligne sur les sujets sensibles et exposée publiquement. 
  • J2, communicante et journaliste débutante, qui a déjà tenté d’aborder des sujets féministes ou liés aux VSS et en a subi certaines répercussions.
  • J3, journaliste très expérimentée (13 ans dans le métier), engagée, identifiée comme telle et régulièrement confrontée aux backlashs et aux pressions du milieu. 
  • J4, jeune journaliste mais évoluant depuis plus longtemps que les autres dans les musique électroniques n’ayant jamais eu l’occasion, ou la nécessité perçue, de traiter ces sujets dans un cadre professionnel.

Leurs trajectoires et leurs positions diffèrent. Certaines sont exposées, attaquées, stigmatisées. Certaines portent la critique, d’autres évoluent dans un espace où l’on observe plus qu’on ne dérange. C’est aussi cette diversité de vécus qui permet de comprendre la complexité du discours médiatique féminin dans ce milieu.

Le coût de l’engagement

On nous apprend à écrire sans s’impliquer, tout juste sorties de l’école, déjà dans les rangs. Un paradoxe qui m’a toujours surprise, pourquoi, alors que les médias sont des espaces de luttes, nous nous devons de rester impartiales ? Dans un milieu où les violences et le sexisme s’invitent jusque sur nos dancefloors, la plume devient un outil de résistance. Écrire, pour une femme journaliste dans la musique électronique, c’est déjà militer.

Mais le malaise face à l’engagement révèle l’ampleur du tabou : pour une scène qui se veut progressiste, safe, féministe, bien sûr que nous, les femmes, payons le prix de l’engagement. Harcèlement, stigmatisation au travail, caractérisées comme celles qui en font trop. 

J1 : « Les pressions sociales, juridiques et financières sont réelles, oui. C’est difficile de s’imposer, d’être respectée, surtout quand on dérange (…) »


J2 : « On m’a déjà dit de doser mes propos, car cela dérangeait, « détruisait » un DJ. On me disait aussi que de toute façon, ça ne changera pas le monde, donc autant ne pas griller ma réputation. »

J3 : « Oui, on m’a déjà collé l’étiquette de « trop engagée », de « féministe » comme si c’était une lubie personnelle plutôt qu’un travail journalistique légitime. » (…) « On m’a déjà reproché de « plomber l’ambiance » ou d’être trop exigeante. Certains projets ou accès à des artistes sont devenus plus compliqués parce que je ne rentrais pas dans le rôle de “journaliste complaisante”.

La critique dérange, le débat fait peur, et la moindre prise de position est perçue comme un acte de sabotage. Cette critique se paye, elle a un cout symbolique, morale, professionnel parfois, mais pas seulement. Les pressions et les menaces sont, quant à elles, très réelles. Dois-t-on toujours porter le poids du courage ? 

J1 : « Certaines thématiques que j’ai abordées ont pu susciter des polémiques (…) »
J’ai également pris position sur des bookings de la scène parisienne, où (un) artiste a été déprogrammé après la publication de commentaires et de stories. Ces stories ont fini par parvenir jusqu’à l’artiste et à son agent. Ce dernier m’a alors contactée directement — il avait retrouvé mon numéro de téléphone — pour me signifier que mes prises de parole n’étaient pas professionnelles et relevaient, selon lui, de la diffamation.
Avec le recul, je sais que j’ai eu la chance que cet échange reste au stade de la discussion, sans qu’une main courante ne soit déposée. Plusieurs ami·e·s à moi n’ont pas eu cette chance : certain·e·s ont reçu des mains courantes et ont subi des pressions directes sur leurs contenus publiés et leur position professionnelle
. »

J2 : « J’ai reçu quelques mises en demeure, les gens font plus attention quand ils parlent autour de moi, j’ai l’impression. »

J3: (…)  Je sais qu’un grand nombre de pros me boycottent à cause de mes prises de position. »

Mais qui d’autres que des femmes ou des minorités pour faire le sale boulot ? Qui parlerait de VSS à part celles qui peuvent les subir. Pour nos sœurs, pour celles qui côtoient de potentiels agresseurs dans le milieu, pour celles qui se taisent sous la pression, pour celles qu’on ne croit pas. Les articles critiques et les prises de position font peur parce qu’ils brisent l’illusion d’une scène « progressiste ». Engagement souvent pris par des femmes, qui, elles, subissent une violence numérique.

J3 : (…) Et plus récemment j’ai eu du harcèlement (mon numéro a été leaké à des dealers), des menaces de plaintes en diffamation. J’ai l’impression d’être “reloue” alors que je lutte juste contre les VSS et, plus récemment, contre les idées d’extrême droite dans nos soirées. »

À l’inverse, qui protège, qui dirige, qui aseptise, qui dépolitise ? Une question rhétorique que je laisse en suspend.
Mais bien sûr il est question, avant tout, de vitrine. Paraître engagé et l’être vraiment, that is the question.

J1 : (…) « Mais ce vernis d’ouverture cache encore beaucoup d’automatismes et de rapports de pouvoir. Peut-être que je ne m’en rends pas toujours compte, parce que j’avance, je travaille, je fonce. Mais je sais que cette “neutralité” de genre que je ressens, c’est aussi un privilège fragile, qui ne tient que tant que je reste à ma place dans leurs codes. » ( en parlant des hommes) 


J2 : « J’accepte bien sûr que la présomption d’innocence existe, mais on devrait aussi présumer que les victimes disent la vérité. Les journalistes peuvent abandonner cette neutralité pour soutenir moralement les victimes. »

J3 : « Dans un milieu où les rapports de pouvoir sont très marqués, la neutralité ressemble souvent à une façade. Se prétendre “neutre” revient surtout à maintenir le statu quo. Parler des violences, du sexisme ou des inégalités, ce n’est pas manquer de neutralité, c’est juste faire son travail. Refuser de le faire, en revanche, est un choix politique déguisé en objectivité. »

Le coût du silence

Mais si pour moi aujourd’hui il est plutôt facile de prendre cet espace de parole, ce n’est pas toujours le cas pour certaines d’entre nous. Dans un milieu d’apparence engagé, tous les contenus ne sont pourtant pas les bienvenus. Et l’omerta que je décris là n’est pas un phénomène que je reproche à mes collègues, mais bien à ceux qui détiennent les médias.

J1 : « Dans mon expérience, les médias électroniques restent frileux dès qu’il s’agit d’aborder les sujets sensibles — violences, sexisme, rapports de pouvoir, hypocrisie du milieu. Trop d’entre eux préfèrent détourner le regard, par peur de perdre des connexions ou de froisser les “bons” cercles. »
J2 : « Il y a peu de médias qui s’attaquent à ces sujets, encore moins d’une manière assertive et bienveillante. Si cela devenait un sujet plus commun, il serait peut-être moins stigmatisé. »
J3 : « La tendance générale est d’éviter la confrontation. Beaucoup préfèrent rester dans la célébration, le fun, le positif, le marketing. Les sujets difficiles sont traités soit superficiellement, soit tardivement, lorsque les scandales éclatent. Il existe des exceptions, évidemment, mais la règle reste une forme d’autocensure collective pour préserver l’image d’un milieu soi-disant “safe”. C’est plus dangereux, selon moi, de faire semblant que tout va bien et de continuer à bosser avec des artistes, agences, pros qui sont “problématiques” (et ce mot est un euphémisme). »

Si certaines d’entre nous payent le prix de la parole, d’autres subissent le silence. Travailler dans les secteurs qui les animent pour finir par faire la publicité d’agresseurs, c’est encore bien plus déprimant. Pour une femme journaliste, dénoncer les dérives du milieu revient souvent à rompre un pacte tacite, celui de la neutralité et de la subordination à ses pairs masculins.

J1 : « Dans le milieu, la “neutralité journalistique” est une fiction. Une posture de façade qui sert souvent à préserver des intérêts économiques, des réseaux ou des égos. »

Un contrepoint de J4  qui en dit long

Le témoignage de J4, plus jeune dans le métier et pourtant immergée depuis longtemps dans la musique électronique, apporte un contrepoint précieux.
Elle semble concernée par ces enjeux, consciente des inégalités et des violences, mais n’a jamais proposé, ni eu l’opportunité,  d’aborder un sujet sur les VSS ou le féminisme. Elle n’a jamais été découragée, jamais stigmatisée, jamais attaquée pour un propos trop frontal.

Cette absence de backlash ne vient pas d’une protection individuelle : elle tient surtout à sa place dans  un système,  ou le journalisme culturel se résume souvent à l’écriture de feuillets promotionnels. 

Son témoignage rappelle que les prises de positions féministes dans les médias électroniques n’est pas uniforme,  certaines femmes sont exposées dès qu’elles prennent la parole, d’autres évoluent sous le seuil de visibilité où les frictions n’apparaissent pas encore.

Ce décalage montre comment le système se maintient, tant que tu n’occupes pas trop d’espace, tant que tu ne questionnes rien, tant que tu ne déranges pas, tu peux passer « à côté » du problème. Cela peut aussi s’expliquer par un facteur générationnel, étant donné que J4 est plus âgée que les trois autres journalistes qui ont grandi et évolué dans un contexte de luttes moins tues.

Tout n’est pas perdu

C’est un portrait bien sombre que je viens de dresser, mais en réalité, il y a bien sûr des bénéfices à être féministe et engagée dans ce milieu. Il existe bien une reconnaissance, entre nous, mais aussi par vous. Vous qui nous lisez et légitimez notre parole à travers ClubbingTV ou ailleurs, vous, qui alimentez nos débats, vous, qui nous donnez de la visibilité. J’ai aussi demandé à toutes ces femmes de laisser un message à celles qui voudraient élever leurs voix à la lutte : 

J1 : « Je lui dirais d’y aller. D’écrire. Même si ça fait peur, même si ça dérange. Parce que le silence nourrit tout ce qu’on dénonce. Ce milieu a besoin de voix qui ne tremblent pas, de plumes qui osent aller là où d’autres contournent. Écrire sur ces sujets, ce n’est pas cracher dans la soupe, c’est vouloir la rendre meilleure. Il y aura des critiques, des pressions, des gens qui te feront sentir que tu vas trop loin. Mais c’est toujours ceux qu’on dérange qui parlent le plus fort.

Je lui dirais aussi de se protéger, de s’entourer, de se documenter. Le savoir, c’est ta meilleure armure. Et quand tu écris avec conviction, avec des faits, avec cœur, personne ne peut t’enlever ça. Écrire, c’est un acte politique. Et dans un milieu où tout le monde veut paraître “cool” et “neutre”, être sincère, c’est déjà une forme de rébellion. »

J2 : « Fonce, mets des pincettes mais n’évite pas ces sujets. On te dissuadera, on te fera peur mais cela appuie seulement davantage sur le besoin d’en parler et écrire. » 

J3: Ne te laisse pas intimider par l’idée d’être « too much » ou « trop » quelquechose. Les sujets que tu veux traiter sont légitimes et nécessaires. Tu n’as pas à être sage pour être entendue. Entoure-toi, informe-toi, avance à ton rythme, mais ne renonce pas. Tu feras toujours peur à quelqu’un, autant que ce soit pour de bonnes raisons.

 J4: Entoure-toi d’allié(e)s femmes ET hommes qui soutiennent ta position et tes articles/reportages.

Pour aller plus loin je vous invite à lire l’article de Laure Beaulieu :