Alors que les clubs misent de plus en plus sur des expériences lissées, calibrées et Instagram friendly, une autre scène persiste et résiste : celle des algoraves. Rencontre avec Rémi Georges et Raphaël  du Cookie Collective, qui revendiquent une pratique musicale ouverte, expérimentale et politique.

L’Algorave revendique une esthétique libre, open-source, anti-slick. Comment ça résonne aujourd’hui face à une industrie clubbing de plus en plus lissée ?

Rémi Georges (Ralt144MI) et Raphaël Forment (BuboBubo), membres du Coookie Collective : Je ne pense pas que l’écrasante majorité des live coders qui participent à des Algoraves se soucient de l’industrie clubbing. Les événements de type algorave existent depuis 2012 environ. Le live coding, quant à lui, existe depuis bien plus longtemps encore (1990-2000). Les algoraves ne sont qu’une facette d’un art / mode de création plus large soutenu à l’origine par sa propre communauté. Cette communauté existe depuis des décennies, en Europe comme ailleurs, dans un espace intermédiaire entre scènes underground, scènesexpérimentales et scènes dédiées aux musiques électroniques. Elle est assez indépendante. Les Algoravespermettent à cette communauté de jouer avec les codes du club ou de la rave, d’en proposer une autre version. Il devient ainsi possible de déformer, de repenser et parfois de critiquer le club et ses logiques, voire même de s’en défaire. Les algoraves jouent avec les codes établis par les industries culturelles de toutes sortes. Il peut s’agir d’industries nouvelles (clubbing, DJing) ou plus anciennes (industrie du disque, des logiciels musicaux, de l’art numérique). L’indépendance de la communauté du live coding vis à vis des industries culturelles lui permet d’échapper à bien des pressions. Elle lui donne aussi le temps de construire son identité, ses outils, sa voix. La critique du clubbing passe pour nous par le faire, par l’ouverture de nos méthodes de jeu et de nos outils. C’est comme cela que nous luttons contre l’uniformisation, l’industrialisation et la déshumanisation des musiques électroniques et de la fête.

 

Les outils que nous utilisons sont libres et open source, accessibles par tous, visibles sur scène. Ils sont encadrés juridiquement par des licences qui garantissent le respect de ce droit à l’ouverture et au partage. Ce qui importe, c’est que tout le monde puisse se saisir de nos moyens de création. Ainsi, tout le monde peut imaginer faire autre chose, se mettre à notre place et créer de la musique et des visuels. L’ouverture des outils et la transparence de notre méthode de jeu permet à tout un chacun d’imaginer comment échapper à la menace d’uniformisation culturelle, d’industrialisation et d’opacité que pourrait faire peser le fait de jouer dans un club. Nous jouons de la musique de club pendant les algoraves mais nous pouvons – avec les mêmes méthodes et outils – nous produire dans d’autres lieux, genres ou styles musicaux. Nous pouvons aussi créer tout autre chose en modifiant les outils pour une autre finalité. La communauté internationale du live coding essaie de promouvoir des valeurs d’ouverture et d’inclusivité ; elle est habitée par une éthique. C’est une communauté par ailleurs très étendue et riche en discours. Tous ne se reconnaissent pas dans les mêmes pratiques, et beaucoup ne s’intéressent pas aux algoraves ou aux clubs. Les live coderss’intéressent plutôt à défendre une création ouverte et accessible, qui est à la fois un terreau pour la création mais aussi une forme de contestation culturelle / politique. Les live coders sont attachés aux traditions politiques héritées de la défense du logiciel libre et de l’open source. Ils sont volontiers militants sur le plan politique. Les contestations qui sourdent au sein de la communauté sont assez diffuses : opposition aux logiques industrielles et commerciales qui affleurent dans le domaine des arts numériques et de la musique, critique de l’opacité des nouvelles technologies, critique des industries culturelles, militantisme, etc.

« Obscurantism is dangerous. Show us your screens. » cf. manifeste toplap [https://toplap.org/wiki/ManifestoDraft].

Live coder, c’est écrire le son au moment où il s’invente. Qu’est-ce que cette approche en temps réel change dans la façon de penser la musique, le rythme ou même de l’échec ?

RG & RF (Cookie Collective) : Live coder, cela consiste à improviser de la musique directement au travers de langages de programmation, sur scène, devant tout le monde. Cela mène à quelques moments de grâce mais aussi à quelques crashs inattendus – ou provoqués. L’artiste découvre en même temps que le public le résultat de l’exécution du code. Les live coders ont une approche performative de la programmation. Coder, c’est pour eux la même chose que de jouer d’un instrument ou pour un DJ de mixer des disques. Un guitariste peut casser une corde, un live coder peut faire une erreur de programmation. Le public n’en veut à personne si c’est un humain qui est aux manettes et que l’erreur trouve son origine dans un geste musical de création.

         Au sein du Cookie Collective, on aime aussi – beaucoup – jouer sur l’esthétique du crash, du glitch, de l’erreur comme terreau pour la créativité. On est assez proche en cela du glitch art et de la demoscene, qui valorisent la trouvaille technique et le contact direct avec les machines et les matériaux de la création. Le live coding nous permet d’être transparent sur nos erreurs, de jouer avec ces dernières. Le fait de manipuler du code change aussi quelque chose au rythme de la performance. Il y a un dialogue avec la machine qui prend la forme d’un question-réponse. Le code étant visible et lisible, il y a aussi un dialogue qui s’établit autant avec la machine qu’avec le public. Le code informatique est fait pour les humains avant tout, les machines s’en passeraient volontiers.

 

Nos langages de programmation sont faits pour le temps réel, modelés pour l’improvisation et l’interaction directe. Ils sont faits pour être manipulés rapidement, pour être lisibles, et pour permettre une grande expressivité au fil de la frappe. Le code accompagne la pensée, c’est assez naturel et très intuitif avec quelques heures de pratique, tout comme un instrument plus conventionnel. Nous possédons des outils pour écrire très rapidement le timbre, le rythme, les hauteurs, pour modifier les paramètres d’un synthétiseur à la volée, etc. L’ordinateur démultiplie par ailleurs les possibilités de contrôle que nous pouvons avoir, pour le meilleur comme pour le pire !

« Le collectif Cookie réunit des profils très variés : chercheur.euse.s, hackeur.euse.s, VJ, musicien.ne.s, devs… L’Algorave, c’est aussi une scène de niche ou un espace de soin ? »

RG & RF (Cookie Collective) : Le Cookie Collective (ou Collectif Cookie) est d’abord né du regroupement d’artistes programmeur·euse·s autour d’une culture informatique déjà ancienne appelée Demoscene. La demoscene s’intéresse au fait de créer des démos visuelles et musicales impressionnantes, le plus souvent sous contrainte et avec des moyens limités. Il y a parfois une limite de temps, parfois une limitation matérielle (vieux ordinateurs, taille limitée des fichiers). C’est une manière de montrer que la machine peut être poussée dans des directions inattendues, qu’on peut créer soi-même des choses très variées, très belles et assez personnelles à partir des seules ressources de la machine. En ce sens, oui, beaucoup de membres du Cookiesont originaires d’une niche particulière.

Le collectif a progressivement évolué pour accueillir des membres issus du domaine du live coding et de l’Algorave. Il a toutefois conservé son vivier de membres intéressés par le jeu vidéo, les démos, les installations interactives, les arts numériques en général. Les live coders sont juste une niche supplémentaire dans la masse du collectif ! Le Cookie c’est la rencontre et la collaboration entre diverses niches des arts numériques. Ces dernières se sont reconnues et appréciées par les valeurs communes qu’elles portent et par leurs manières de travailler.

Ce sont donc principalement des valeurs et des revendications communes qui font l’unité du collectif. Le live coding et l’algorave attirent par ailleurs tout type de profils. On rencontre bien entendu des personnes qui possèdent déjà un certain bagage musical, visuel ou technique. On rencontre aussi beaucoup de personnes curieuses et soucieuses de faire de la musique et des visuels différemment, ou qui s’intéressent à la culture et aux valeurs que nous portons. En ce sens, de nombreux membres du Cookie ont fait leurs premières performances du fait de leur rencontre avec le collectif, sans disposer d’un bagage préalable. Nombreux·ses sont les artistes et les curieux qui chérissent la pratique du live coding pour l’aspect bienveillant et l’ouverture de cette scène. Iels se reconnaissent aussi dans les valeurs politiques et éthiques que nous cherchons à défendre. Le live coding est aussi un sujet de recherche artistique et/ou académique, qui entraîne chaque année l’organisation de nombreuses conférences et événements. Ces milieux là apportent aussi quelque chose, étant animés par une certaine tradition d’ouverture, d’écoute et de partage.

« Vous faites appel à des pratiques très techniques et expérimentales. Comment concilier cette complexité avec l’envie de faire danser les gens ? »

RG & RF (Cookie Collective) : Toutes les musiques électroniques sont par définition techniques. Personne ne peut s’en cacher ! Les dimensions techniques qui sous-tendent les musiques électroniques tout comme le club en général tendent à être lissées, parfois même invisibilisées. Il en est ainsi autant pour ne pas effrayer le public autant que pour faire oublier la dimension technique et permettre de se focaliser pleinement sur le son. La différence, c’est que nous exposons les aspects techniques de notre travail au public. Nous emmenons le public avec nous, autant pour des raisons musicales que poétiques, scénographiques, par souci du partage etc. Nous ne souhaitons pas de scène vide, où les ordinateurs sont cantonnés en régie. Nos techniques de jeu sont aussi encore perçues comme inhabituelles ou bizarres, ce qui laisse à penser à tort qu’elles sont plus techniques que celles d’un DJ ou d’un artiste machine. Il suffit de se pencher sur un synthétiseur modulaire pour voir qu’il est lui aussi un outil très technique et expérimental. En réalité, le live coding est d’un niveau de technicité comparable à un autre mode de production / de jeu. Nos techniques de jeu ne sont pas particulièrement complexes, elles sont juste montrées juste à cœur ouvert et projetées sur un écran.

Pour ce qui concerne la musique, L’IDM, l’hyperpop, la drum & bass et de nombreux autres courants musicaux sont également très techniques. Ces courants font parfois appel à des méthodes expérimentales et à des outils particulièrement retors. Ce sont aussi parmi les courants de musique électronique les plus dansants. La complexité n’est jamais corrélée au niveau d’énergie du dancefloor. La technique, lorsqu’elle est utilisée à bon escient, elle fait juste danser !

Au cours des Algoraves, nous voulons faire danser les gens et faire la fête en toute transparence. Nous ne nous soucions pas de savoir ce qui est expérimental, ce qui est technique, et ce qui ne l’est pas. C’est le résultat artistique et musical qui prime avant toute chose ! Par son histoire et par sa nature, le live coding a toujours flirté avec les artistes les plus expérimentaux et avec les techniques les plus expérimentales.  Il est vrai toutefois que c’est pour nous un vrai plaisir de voir des artistes expérimentaux réussir à toucher un nouveau public auparavant réservé artistes club plus traditionnels, du fait des Algoraves. Nous sommes très heureux du fait que les Algoraves soient un espace de passage et d’échange entre musiques expérimentales, musiques électroniques, etc.

 »  La performance du 28 juin au Sucre est soutenue par GRAME, acteur clé des musiques dites « exploratoires » : qu’est-ce qui explique cette affinité entre votre collectif et cette institution ? »

RG & RF (Cookie Collective) : Le GRAME est un CNCM, Centre national de création musicale. Il a toujours été un acteur essentiel du soutien à la scène lyonnaise et d’ailleurs, de la recherche informatique musicale, du live coding, et par extension au Cookie Collective, dont nous faisons partie. C’est un plaisir pour nous qu’une telle institution nous fasse confiance pour porter cette proposition artistique. La possibilité d’investir un lieu comme Le Sucre pour cette performance est une marque forte de reconnaissance et de soutien à nos projets de création artistique.
Cette performance vient en clôture d’un gros temps fort de l’informatique musicale (JIM – Journées de l’Informatique Musicale et LAC – Linux Audio Conference) co-organisé par GRAME. Cette collaboration ne date pas d’hier : des membres du collectif avaient déjà été invités lors du Sound and Music Computing 2022 à Saint-Étienne, ou plus récemment encore pour une performance au MacBAR à Lyon, à l’occasion de la Nuit européenne des Musées 2025.

Une nouvelle direction a pris les rênes du GRAME (ndlr : Nadia Ratsimandresy), avec une vision ouverte à l’inclusivité, à l’émergence et à une plus grande accessibilité pour tous les publics. Avec le Cookie Collective, d’autres collaborations sont à prévoir pour les saisons à venir… mais je n’en dis pas plus !

crédit photos : Melina MAKHLOUF