Le livre « Quand vient la nuit » de Fabrice Catérini — Interview

Lire Quand vient la nuit, c’est accepter d’entrer dans un territoire où l’obscurité n’est jamais seulement absence de lumière. Pour Fabrice Catérini, la nuit devient un passage, un creuset, un espace où les masques tombent et où les vérités intérieures se révèlent. Pendant sept ans, il a photographié l’intime autant que la fête, les visages autant que ses propres fantômes, pour composer un récit visuel qui oscille entre chute, renaissance et élévation.
Dans cet entretien, il revient sur la genèse du livre, son rapport au réel, aux scènes électroniques, à l’éthique et à la fragilité humaine qui habite chaque image.

1/Le titre dit “Quand vient la nuit”, mais ton texte évoque aussi l’aube qui revient. Est-ce que ce livre est une traversée ou une libération ?

Les deux. Ce livre est une odyssée, un passage, il est construit par oscillation, ce n’est pas une ligne droite, tout comme un chemin de vie qui est souvent sinueux. « Quand vient la nuit » s’ouvre et se ferme par un palindrome attribué à Virgile -qui dans ‘La divine comédie’, a accompagné Dante de l’enfer au paradis- et qui fait référence à des papillons de nuit attirés puis consumés par le feu. Il n’est pas né d’un concept. Il est né d’une chute, ou plutôt d’un glissement. D’un lent basculement dans la nuit, vécue comme révélatrice, comme un espace d’apprentissage cathartique. C’est aussi pour cela que le titre & le récit-fleuve intime se situent au milieu du livre, pas au début. Car lorsque l’on se rend compte que l’on a vraiment plongé au milieu des choses, la nuit a déjà exercé sa puissance d’attraction et on gravite de manière plus ou moins proche de son orbite. Par l’intermédiaire de mon expérience personnelle et d’un prisme intime, c’est un livre qui parle d’abandon, de la fête et de la nuit au sens large, oui, mais aussi de blessures, de traumas, de solitude et des raisons qui peuvent pousser les gens à s’y réfugier. On entre dans la nuit aussi parce qu’on porte des blessures et des brûlures qu’on n’a pas su éteindre : un deuil, l’addiction, la perte, la trahison, la maladie. Cette rose et cette ligne de vie en sont les témoins.

 

2/Tu parles d’un voyage de sept ans, initiatique. La nuit t’a transformé comment, humainement et artistiquement ?

Ces sept années m’ont appris qu’il faut accepter de regarder profondément en soi, sans filtre, mais avec tendresse. La nuit nous enseigne à aller encore davantage vers l’autre. Sur cette image, par exemple, l’homme porte mon béret, c’est un autoportrait, mais fait à deux. Dans la nuit, chacun(e) peut se construire un personnage, du latin personae, qui signifie masque. Un masque différent de celui du monde diurne. Et quand il tombe, c’est à double tranchant: cela fait parfois très mal, oui, mais c’est aussi là où la beauté comme la fureur peuvent surgir et s’épanouir pleinement. La nuit offre une leçon d’impermanence, elle est propice et motrice d’élévation, spectre complet du champ des possibles. En tant qu’artiste, le projet s’est imposé à moi au fil du temps, en écho au principe de David Lynch « Les idées sont comme des poissons, et vous ne fabriquez pas le poisson, vous le pêchez. » . La nuit m’a aidé à affirmer, à aiguiser et à affiner ma voix, au fil du temps, à l’image de l’artisan qui ‘craft’ des armes pour lutter, mais surtout des outils pour construire, et ce, dans le creuset de ses expériences.

3/Quelle image t’a le plus marqué dans ce renversement ?

Il n’y a pas d’icône unique ou une image qui résumerait tout, c’est impossible. Je ne suis pas « un mitrailleur », mais étant donné que ce livre mêle vie personnelle, images de commandes et expérimentations multiples, la nuit & le jour…On est partis avec l’équipe de mon éditeur Saetta d’un corpus initial de plus de 50 000 images, puis 5000, etc., jusqu’à une centaine dans le livre. Il y a forcément des sacrifices. Chaque image est donc un marqueur. Et parfois, aussi, ce sont les images qui n’ont pas trouvé place dans le livre, mais que l’on devine dans le texte, qui font sens. Le challenge c’était de trouver le tout qui fait plus que la somme des parties.

4/Ton texte dit que la photographie t’a aidé à “sortir du noir”. C’était thérapeutique, ce travail ?

Oui, j’en suis convaincu, et je pense que c’est une œuvre qui peut amener les gens, et pas seulement les noctambules, à se questionner sur leur rapport au monde et aux autres, sur leurs zones d’ombres et de lumière, sur leurs traumas. C’est un travail aux allures fantasmatiques, mais de vérité, on part de l’intime pour accéder à l’universel. C’est un miroir tendu, à l’image de la couverture du livre dans laquelle le lecteur se reflète. Dans « Quand vient la nuit », il n’y a qu’une seule image avec un DJ, c’est assez significatif : j’y parle moins du ‘système’ de la nuit -évidemment il est en filigrane- que des individus qui la peuplent. C’est aussi un cadeau pour les hiboux et les chouettes, pour cette communauté d’écorchés qui s’approprieront l’œuvre.

5/La techno a toujours été liée à l’idée de libération, d’utopie, parfois de lutte. Tu as ressenti ça en photographiant ces scènes nocturnes ?

Oui bien sûr, c’est pour moi l’ADN de la fête libre, l’invocation de l’altérité, d’un autre monde possible, de la liberté de pensée, du non-jugement et d’expériences égalitaires. La nuit est un espace éminemment politique, et faire la fête est un acte de rébellion. Historiquement, et encore aujourd’hui, c’est un lieu d’émancipation où tout le monde peut « vivre sans témoin », selon l’expression très juste du philosophe Michael Foessel. Il y a quelque chose de très touchant dans cette volonté d’oubli & d’appartenance. Certaines promesses d’after se dissipent au petit matin, mais le souffle demeure.

 

6/Tu te censures des fois ? (pour les réseaux sociaux ou même pour ce livre) ?

Oui, cela m’est déjà arrivé, par exemple quand j’ai appris des informations sur les personnes photographiées. C’est plus faire preuve de bon sens et d’humanité que de censure. Je ne suis pas un communicant, j’ai un background de photojournaliste, donc si je dois montrer pour dénoncer, je dénonce, mais jamais aux dépens d’autrui et encore moins d’une personne vulnérable. Je ne suis certainement pas là pour voler des choses. Si une personne se trouve en difficulté et que je suis la seule personne à pouvoir l’aider, je mets mon boitier de côté, c’est la base. Cette posture vient aussi de mon expérience des terrains documentaires et humanitaires : la dignité prime sur la publication ; la justesse prime sur la performance.

7/Comment gères-tu le consentement quand tu shootes une soirée ?

Le consentement est un processus, et surtout, il n’est pas figé. Si, par exemple, je capte un moment d’intimité, je vais voir les gens, je leur montre, j’explique ma démarche, et, si possible, je transmets directement l’image quand je bosse en digital, ou alors je prends leur contact, et je m’assure que c’est ok pour tel ou tel usage, parfois des années plus tard. Des photojournalistes comme Eli Reed ou Stanley Greene m’ont transmis une pratique de la photographie dite ‘concernée’ avec un profond sens de l’éthique. Être photographe, ce n’est pas simplement produire de belles images. C’est un dialogue et l’appareil photo est un puissant outil de changement, pas un collier d’apparat.

8/Les scènes électroniques changent beaucoup : gentrification, mainstream, codes underground qui se perdent… Comment ton regard d’artiste capte ces mutations ?

En évitant au maximum le folklore, le storytelling lissé. En gardant une curiosité, en acceptant la rugosité, en continuant de me poser des questions. J’ai de l’espoir et il ne faut pas être trop défaitiste, Il y aura toujours des îlots de résistance pour qui souhaite sortir des sentiers battus et éviter une ‘monoforme’. Il reste des gens de bonne volonté. Mais il faut être réaliste, ça devient de plus en plus compliqué pour les structures indépendantes, il suffit de constater la disparition de nombreux petits clubs, tout comme la montée des comportements extrêmes. Il y a tout un pan de la scène qui se meurt. Le milieu au sens large se polarise de jour en jour, entre les free-parties et les raves qui sont de plus en plus criminalisées, et, de l’autre, une machine à cash qui s’emballe et profite à une minorité.

Le technocapitalisme est en pleine explosion, il y a une concentration effarante des pouvoirs, on vend du spectacle avant tout… Même des petites structures se proclament underground et font preuve d’un ‘freewashing’ opportuniste. C’est souvent d’une hypocrisie totale, mais c’est tendance et ça rapporte davantage, avec le frisson transgressif du warehouse dans une pochette surprise. Des clubs renommés prônent l’inclusivité, la solidarité et l’équité, alors qu’en coulisses c’est très largement pyramidal et beaucoup ferment leur gueule, sinon tu es cancel.

Après, il ne faut pas s’étonner, c’est le symptôme visible d’une société consumériste structurée autour de l’attention où la culture du swipe devient systémique. Les DJs deviennent influenceurs et vice-versa, avec le booth comme estrade. Les drops tombent aussi vite qu’un 49.3, et les vidéastes filment depuis un bateau en pleine tempête avec une tremblote au stade terminal.

9/Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles les photographes de « nuit » font face selon toi ?

On ne va pas se mentir, c’est en premier lieu la précarité. C’est un peu comme la différence entre les DJ locaux qui sont indirectement exploités par ceux qui sont considérés comme bankables et monétisables. Il y a un clair abus de pouvoir et de position dominante de certaines organisations ou de certains clubs bien établis & qui payent bien en dessous du SMIC, alors même que le travail peut parfois être très pénible. Le droit d’auteur est largement bafoué. La nuit est un lieu de liberté, mais aussi un espace privilégié pour les brigands de tous bords qui peuvent agir impunément, loin du monde diurne. Le photographe ou vidéaste est trop souvent là pour alimenter la machine à égo des promoteurs, des Djs et plus généralement la société du spectacle. Les créateurs, sous la pression économique ou par paresse intellectuelle, tombent alors dans la facilité. L’uniformisation du regard, en occultant certains aspects de la nuit, menace le sens du médium et perpétue une image d’Épinal. Avoir les ‘yeux grands fermés’ devient un peu la norme.

Oui, la fête c’est l’unité, la beauté, la communion, mais c’est aussi la détresse, l’addiction, la fuite, la mort, la violence. Il faut l’accepter dans le débat public et sensibiliser davantage : un stand de RDR c’est la base, pas une finalité. Et même ça, c’est menacé.

Malheureusement, avoir une voix d’auteur, indépendante et critique, qui montre aussi des aspects qui ne sont pas uniquement ‘romantiques’, ce n’est pas du tout valorisé et l’(auto) censure fait souvent son œuvre : la nuit, tous les chats sont gris.

Petite anecdote, j’ai récemment dû camoufler mon appareil dans mon caleçon pour documenter un énorme festival français. On m’avait refusé l’accréditation, y compris en la demandant de la part d’un titre de presse bien établi. Le contenu sponsorisé déguisé en reportage devient la norme. Les médias et les magazines sont frileux et produisent du contenu lisse : l’audace, le devoir d’information et la véritable prise de risque deviennent très rares et c’est bien dommage, voire hallucinant, à l’image de cet œil fracturé.

Biographie :
Fabrice Catérini est un artiste visuel et réalisateur né dans la région lyonnaise. Après des études de cinéma, il cofonde l’agence Inediz en 2012 et travaille sur des récits documentaires au long cours : la migration en Grèce, une maladie tropicale négligée au Nigéria ou la lutte antinucléaire en France, avant d’orienter sa pratique vers une approche plus personnelle et expérimentale. Aujourd’hui, son œuvre interroge les limites entre le jour et la nuit, le réel et le fantasme, le visible et l’invisible. Elle se déploie à travers des projets transversaux : immersion dans l’univers nocturne des scènes électro-techno, exploration des reflets et illusions de Google Street View, ou réactivation de procédés photographiques anciens pour interroger notre rapport aux images.

https://www.instagram.com/fabcaterini/

Présentation du livre :

 L’histoire de ce livre commence là où le jour s’arrête : quand vient la nuit. C’est l’histoire d’une fuite en avant, loin du monde diurne et de sa dure lumière, unique et zénithale. Car à la tombée du jour, les sources lumineuses se multiplient : les astres et les lumières artificielles transfigurent l’espace et le temps. Alors il plonge dans cette eau trouble, qui d’abord l’accueille puis l’appelle, absorbé par cette énergie noire qui le traverse et le transforme. Il ne le sait pas encore, et pourtant, le voilà engagé dans un voyage qui durera sept ans. Voyage au bout de la nuit assurément, intense et initiatique, au cours duquel il cherchera l’amour dans tous les bruits du monde, traquant les éclats de réel dans le royaume des rêves et des masques. Mais la nuit, pleine de promesses, toujours cède sa place à l’aurore. Et finalement, c’est la photographie elle-même, l’art d’écrire avec la lumière, qui lui permettra de sortir du noir.

  •  168 pages, reliure cousue
  •  Jaquette noire perforée
  •  Couverture souple avec pelliculage miroir
  •  200 × 300 mm
  •  102 photographies en noir et blanc
  •  Livre bilingue français-anglais

Commander le livre : https://www.saettabooks.com/product/quand-vient-la-nuit

https://www.instagram.com/saetta.books