Il est peut-être temps de démystifier l’image de l’artiste torturé. Mais si cet imaginaire collectif est aussi ancré dans nos cultures, c’est en partie à cause de Baudelaire et de tous ces artistes nourris d’idées, d’opium et de mélancolie.
Le spleen baudelairien, c’est ce « dégoût de toute chose », une tristesse sans cause apparente qui semble poursuivre inlassablement les artistes « maudits ». La liste est longue : Van Gogh, Beethoven, Kurt Cobain, Avicii, Keith Flint… De quoi nous laisser croire que les plus grands artistes seront toujours ceux qui ont le plus souffert, ceux qui ont été consumés par leur art.
L’artiste est, par définition, un être sensible. Il absorbe le monde, il le transforme aussi, il en offre un morceau au public à chaque création. Cette sensibilité peut le rendre plus vulnérable aux émotions fortes et aux excès. Comme l’écrit le psychologue Benjamin Getenet dans Psych’ART : dépasser le mythe de l’artiste tourmenté (The ARTchemists, 2024) c’est « 7 musiciens sur 10 qui souffriraient de troubles psychiques » un chiffre énorme mais révélateur d’un enjeu de santé publique.
Mais qu’est-ce que tout cela nous dit vraiment de la santé mentale des artistes d’aujourd’hui, en particulier dans la musique électronique, où l’on glorifie la nuit, l’excès, la performance, la productivité ?
Libération arrive à une conclusion similaire dans son article « Artistes et troubles psychiques, une créativité folle » de Nicolas Celnik : l’image du « génie créatif, esprit torturé » n’est « pas totalement fausse », mais elle simplifie à l’extrême la réalité des troubles et contribue à entretenir un imaginaire où la souffrance semble presque attendue chez les artistes de renoms. Est-ce que la création doit forcément naître d’un sentiment de souffrance voire d’un trouble psychique, pour toucher le sublime ? C’est bien là une idée erronée voire illusoire.
La catharsis musicale
Non que l’art ne puisse rien à la douleur, créer c’est cathartique. C’est peut-être encore plus vrai dans la musique électronique. La souffrance psychique, comme la musique, a quelque chose d’invisible. Elle ne se voit pas, elle se vit de l’intérieur. Cela peut paraître un peu métaphysique, parce que ça l’est, mais le rythme et les basses soignent. (voir Bensimon, M., Amir, D., & Wolf, Y. (2008). Drumming through trauma: Music therapy with post-traumatic soldiers. The Arts in Psychotherapy, 35(1), 34-48.
Par exemple, l’onde 73hz, reconnue pour combattre l’anxiété, est souvent présente dans beaucoup de tracks sans même qu’on s’en rende compte. Pour parler plus technique, tous morceaux en Ré avec un Sub sur D2 tournera fondamentalement autour de 73hz. En réalité, la plupart des Kicks et bass lines descendent dans cette zone. Les Gamma waves (au dessus de 30hz) ont donc des propriétés relaxantes et permettent parfois des états de conscience élevée. Ceci explique cela, voilà pourquoi la musique électronique parle autant à notre cerveau, le nôtre, mais aussi celui des artistes.
Et pour certains d’entre eux, produire ou mixer, c’est justement ça : transformer un chaos intérieur en thérapie par le son.
Pour autant, on ne peut pas ériger la tristesse en gage de qualité artistique. Entretenir cet imaginaire du poète maudit, c’est entretenir la culture du burn-out, c’est entretenir l’idée qu’on ne peut pas être heureux et être un bon artiste. Or c’est précisément ce qu’il faudrait renverser : défendre la possibilité d’une création exigeante, profonde, mais portée par des artistes qui ont aussi le droit d’aller bien.
Un enjeu de santé publique
Mais il est aussi judicieux de se demander pourquoi cet imaginaire persiste, et ce qui, dans l’industrie musicale actuelle, pourrait pousser un DJ à négliger sa santé mentale : Dates trop rapprochées, manque de sommeil, malbouffe, décalage horaire, pression des programmateurs, potentielle consommation d’alcool et d’autres substances. Un mode de vie qu’on ne cesse de glamouriser sur les réseaux sociaux. Mais, la “fast life” n’a rien d’excitant, elle est destructrice. En l’absence d’un bon entourage et de cadre, on ne peut éviter la catastrophe.
Alors, on entretient encore l’idée qu’il faudrait être un peu « fou » et un peu triste pour être créatif. Or les données scientifiques disent exactement l’inverse. Une méta-analyse menée par des chercheurs de l’université d’Essex et de la Humboldt Universität, passée en revue par Libération, a compilé des centaines d’études sur les moyens d’augmenter la créativité : les drogues et l’alcool arrivent bons derniers, là où la méditation, les voyages et l’exposition à d’autres cultures sont parmi les méthodes les plus efficaces.
Autrement dit, le mythe du génie ivre ou défoncé tient davantage de la légende rock que de la psychologie. Il raconte quelque chose de notre fascination collective pour la destruction, beaucoup plus que ce qu’est la réalité de la création artistique musicale.

