Il se pourrait bien que nous soyons snobs face au progrès. Alors, sommes-nous en train de regarder l’IA comme une bande de boomers devant l’arrivée du téléphone portable ou de la musique électronique? Dans la même logique, lorsque la guitare électrique, avant elle, est apparue dans les années 70, le premier réflexe des musiciens acoustiques a été de la désigner comme hérésie. Lors d’une soirée d’été 1965, à Newport folk Festival, Bob Dylan dégaine une guitare électrique devant les puristes du folk, dont la l’acoustique est totem, et là c’est le drame, il est hué. Ce soir-là Bob Dylan, âgé de 24 ans à l’époque, n’a pas seulement branché une guitare électrique : « il s’est connecté à un courant de changement qui allait électrifier le monde » selon PMAmagazine.

Alors, peut-être que nous réagissons trop vite devant la menace d’être remplacé. Peut-être que les musiques entièrement créées par IA ne sont pas le signe d’un déclin artistique, mais plutôt celui d’une nouvelle mutation de la création musicale. En d’autres termes, et pour des milliers de Bob Dylan avant-gardistes, c’est peut être une continuité logique de l’histoire des technologies du son. Ou alors, et soyons lucide, il est aussi possible que « fabriquer » un morceau à partir d’un prompt soit la dernière marche avant l’absurdité totale.
Entre génie visionnaire et paresse, la frontière n’a jamais été aussi fine!
S’il y a bien quelque chose qui nous appartient encore, c’est l’art. Donnez à l’IA ce qu’elle mérite, des tableaux Excels, les mails barbants, voire ta rédaction de 3e sur les mers et océans, mais l’Art ? Quand Spotify décide de retirer 75 millions de titres générés par IA, ce geste dit quelque chose. Symboliquement d’abord, car écarter ces morceaux revient à affirmer que tout n’est pas « musique » simplement parce que c’est publié sur une plateforme. Juridiquement aussi, car la question de savoir à qui appartiennent ces œuvres reste complexe et opaque au yeux du grand public. Peut-on vraiment considérer que la main qui écrit un prompt est le « géniteur » d’une œuvre originale ? Et surtout où va l’argent quand quelqu’un écoute ces morceaux ? Dans cette perspective, si Spotify choisit soudainement de supprimer ces titres, ce n’est pas parce que l’éthique règne, mais parce qu’elle n’y est pas du tout.
Une question de transparence
Le véritable problème ce n’est donc pas l’IA en tant qu’outil, utilisé de manière transparente pour accompagner un artiste dans son processus de création, mais ses dérives apparentes : le clonage, l’usurpation vocale, la reproduction abusive et l’entraînement des modèle d’AI sans license qui volent aux artistes ce qui leur appartient. Cependant, la suppression des morceaux les plus appréciés fait débat. Dernièrement, sous une publication du compte @edmmusic mentionnant ce retrait (qui a vite été remis) du morceau viral « I run », on peut lire en commentaire :
« Les producteurs samplent depuis des décennies, quelle est la foutue différence ? »
« Nous ne voulons PAS de musique générée par IA sur Spotify. Du tout. »
« Je n’avais aucune idée que cette chanson était générée par IA 😳 »
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Finalement, est-ce que la solution à tout ça ne serait pas la transparence ?
Comme le mentionne un utilisateur :
« Même si je ne suis pas favorable aux morceaux générés par IA, je ne dis pas qu’il faut les effacer. Il faut juste être transparents. Si c’est de l’IA, alors il faut le dire.
Que chacun sache vraiment ce qu’il écoute. Que les gens puissent choisir s’ils veulent quelque chose de réel ou de creux.
Et oui, je peux reconnaître du mérite quand il y en a. Le morceau peut être bon, accrocheur, calibré pour séduire.
Mais voici le paradoxe.
Le jour où l’on découvre qu’il est généré par IA, la magie disparaît. On perd l’artiste. On perd l’histoire. Il n’y a plus rien à découvrir, rien à attendre, et personne derrière le rideau avec qui se connecter.
L’âme disparaît, même si le son est parfait. C’est là que beaucoup d’entre nous décrochent — parce que les humains cherchent du cœur, pas seulement l’harmonie. Alors, des avis ? »
Actuellement, aucune plateforme de streaming ne signale clairement qu’un morceau est généré par IA. Il n’existe aucun label distinctif « IA generated » excepté sur Youtube où la mention n’est pas obligatoire. Mais sinon, aucune transparence visant à informer l’auditeur. Le public n’a donc aucun moyen de savoir qu’il écoute parfois des titres 100% générés par AI, partiellement créés par AI, avec ou sans copies ou reprises de mélodies et de voix d’artistes existants, ou encore, une composition 100% originale.
Ce manque d’information, c’est purement de la tromperie culturelle, mais c’est également un manque de juridiction. À force de streamer ces contenus imités et entièrement conçus pour plaire aux algorithmes et non aux oreilles humaines, nous participons malgré nous à la dissolution progressive de la singularité artistique.
Mais aussi une question d’usage

Pour autant, comme tous les progrès, l’IA ne pose pas problème en tant que telle, ce qui pose problème, c’est ce qu’on en fait. Tout est question d’intention mais aussi de mesure et d’éthique. C’est exactement là que le cas de Rania Kim (alias Portrait XO) artiste berlinoise, raconté dans un mini reportage Arte « la musique IA fait-elle vibrer ? » nous permet de nuancer. L’artiste chante en duo avec sa propre voix reproduite par l’IA. Elle utilise un modèle entraîné sur sa voix depuis 2015, pour créer des pièces électroniques où les harmonies et les nappes vocales dépassent les capacités d’un corps humain seul. Elle parle de « libérer la créativité », d’accompagner un talent déjà présent. Elle a même conçu son modèle vocal pour qu’il puisse être utilisé par d’autres artistes, avec un partage de bénéfices équitable (de 50 %). Dans cette configuration, l’IA n’est pas un vulgaire substitut qui efface l’artiste, mais une extension, un instrument supplémentaire, qui ne nie pas sa présence.
Rania Kim n’est pas un cas isolé. Dans le podcast de Marina Alcaraz “les échos de l’IA”, Jean Michel Jarre y expose son avis, sur ce qu’il considère comme « une muse moderne ». Un avis qui se veut un peu à contre-courant de ce qu’on peut penser de l’IA dans l’industrie musicale. Le pionnier de la musique électronique voit celle-ci comme « un instrument comme un autre », s’inscrivant dans une continuité des logiciels de plus en plus perfectionnés. Selon lui, le tout est de ne pas « avoir peur du progrès » car on ne peut le retenir. Plus tôt on le comprend, plus tôt on peut en combattre les effets négatifs. Un discours sage qui dévoile aussi les ambivalences devant ce nouvel outil, qui, contrairement à la guitare électrique, est capable de complètement remplacer la création artistique.
Alors, progrès ou absurdité ? Peut-être un peu des deux. L’IA musicale n’annonce ni la mort de l’art, ni l’avènement d’une utopie technologique. Elle révèle simplement les meilleurs et les pires d’entre nous, parce que tout dépend de ce que l’homme fait de son intelligence et comment il utilise son imagination. Partager la créativité ou la siphonner. Comme toujours, la technologie n’est qu’un outil, c’est nous qui décidons de son sens. La seule certitude est que la musique ne mourra pas avec l’IA. Mais la manière dont nous la créons, et dont nous la valorisons, pourrait elle changer à jamais.
En attendant, on vous laisse vous faire votre propre avis sur le titre “I run” de Heaven et Katlin Aragon retiré puis réinstallé sur spotify.
https://soundcloud.com/haven49167/i-run

