Pourquoi les DJs devraient nous guérir du confort des playlists
Commencer quelque chose de nouveau est rarement simple. Ouvrir un livre dont on ne connaît pas encore les personnages, se lancer dans une série avec la peur de perdre son temps, ou même choisir un nouveau restaurant, à chaque fois, c’est une petite résistance intérieure. Pas un combat héroïque, mais une lourdeur subtile, une paresse mêlée de confort. Refaire confiance à ce qu’on connaît déjà est toujours plus facile.
La musique n’échappe pas à cette règle. Aujourd’hui, les plateformes regorgent d’albums, de playlists automatiques et de traclks calibrés par algorithme, on est saturées. La profusion donne l’illusion de liberté, mais elle ressemble davantage à un buffet infini où l’appétit s’éteint à force d’abondance. Dans ce mic-mac, on se réfugie dans le familier, nos playlists de “toujours”, nos tubes d’ado, les accords que notre cerveau a déjà appris à récompenser.
Et c’est précisément là que les DJs devraient entrer en scène, pas seulement comme passeurs de musique, mais comme antidote à notre inertie culturelle. Parce qu’il est difficile, presque contre nature, de se jeter dans l’inconnu sonore, il faut parfois une main ferme et curieuse qui nous entraîne vers des territoires qu’on n’aurait jamais traversés seules.
Aujourd’hui, nous intellectualisons tout. On dissèque les gestes du quotidien comme s’ils étaient des équations à résoudre. On lit des tribunes, on écoute des podcasts, on alimente une boucle sans fin d’analyses et de micro-débats qui transforment chaque choix, de l’alimentation à la politique de bureau, en sujet de réflexion. On a, enfin on doit, avoir un avis sur TOUT.
Cette hyper-rationalisation permanente mène à une fatigue discrète mais profonde : l’envie de se réfugier dans le confort, de retrouver les choses sûres, les séries qu’on connaît déjà, les restaurants où l’on commande les mêmes plats, les playlists qui recyclent nos souvenirs.
Aller en club, au moins pour celles et ceux qui se sont immergés dans la techno et la house, a longtemps représenté le contraire exact de cette logique. C’était un antidote. Ce n’était pas un espace de contrôle mais un exutoire. Un lieu ou la pensée se suspens, où le corps reprend la main et où la confiance se déplace. On y entrait non pas pour choisir mais pour abandonner le choix. On confiait notre nuit à quelqu’un d’autre. Au DJ, figure centrale, mais non sacralisée, du rituel, ou à la direction artistique du lieu qui avait véritablement pensé la soirée . La promesse implicite était simple : “laisse-toi aller, tu es entre de bonnes mains.”
C’est là que l’art de la curation prend toute sa force. Car un DJ ne se contente pas de jouer des disques (ou des wav), il construit une narration dans le flux saturé de la musique. Une DA ne se limite pas à remplir un calendrier, elle définit une identité qui fait tenir ensemble des inconnus réunis dans la pénombre. Dans un monde où tout est disponible, la rareté ne réside plus dans l’accès mais dans la confiance : confiance dans le fait que ce qui va arriver ne sera pas seulement familier mais nécessairement pertinent, dérangeant, libérateur.
Un bon club, un bon DJ, une bonne DA savent que la valeur d’une nuit ne se mesure pas à combien de morceaux connus on a entendu, mais à combien d’inédits on a accepté d’accueillir. Ils sont les passeurs qui rendent l’inconnu habitable.
En dehors de mes « comfort » tracks, les morceaux que j’écoute le plus dans ma playlist personnelle me viennent de sets de DJs qui savent sélectionner : Cassy, Sven Väth, Gerd Janson ou Avalon Emerson…
Si l’on attend des Djs et des DA qu’ils nous libèrent, alors ils doivent assumer d’être des remèdes à notre paresse musicale, et non des fournisseurs de confort. Leur rôle n’est pas de reproduire la chaleur d’une playlist rassurante, mais de secouer la torpeur dans laquelle les plateformes et la saturation musicale nous enfoncent. On ne vient pas en club pour retrouver ce qu’on connaît déjà, mais pour se confronter à ce qu’on ne savait même pas chercher.
Le risque est grand pourtant : celui de céder à la facilité. Programmer des têtes d’affiche sûres, des morceaux attendus, des sons qui tournent partout ailleurs, c’est flatter notre inertie au lieu de la combattre. Mais un club digne de ce nom, et un DJ qui croit en son art, doivent oser l’inconfort, le moment où la foule hésite, doute, puis se laisse happer par l’inconnu. C’est là que la libération se joue.
Dans un monde saturé d’offres, les DJs et les DA n’ont pas seulement un pouvoir esthétique, ils ont une responsabilité presque politique : rééduquer nos oreilles fatiguées, nous réapprendre à aimer la nouveauté, nous redonner le goût de la découverte. Non pas en nous tenant la main vers le familier, mais en nous jetant, en douceur, ou pas, dans le vertige du neuf quelque soit le BPM.
Si on attend des DJs et des DA qu’ils nous libèrent, alors ils doivent assumer d’être des remèdes à notre paresse culturelle, et non des fournisseurs de confort. Pousser un track inconnu, c’est comme offrir un saut dans le vide : ça peut faire hésiter, mais ça peut aussi créer l’étincelle qui rallume.
Jeff Mills en parle sans détour : son approche, notamment dans Exhibitionist 2, révèle les entrailles du geste DJ, l’intention qui lie ce que l’un pense, ce qu’il fait, et ce que l’autre ressent Detroit Music Magazine. Ce n’est pas un confort mécanique, mais une confiance partagée, un pacte entre artiste et public.
Nina Kraviz aussi : interrompre la maîtrise pour jouer un morceau reçu dix minutes auparavant, le tester dans la voiture, et le glisser dans le set, c’est ce moment de stress, imparfait et vivant, qui rend le set et le club mémorable To Be Magazine.
Alors il faut choisir. Pour les DJs et les directions artistiques, c’est le choix entre le sans risque et l’inconnu. Pour le public, c’est le choix entre le confort de l’habitude et la confiance aveugle dans ceux qui sculptent nos nuits. C’est à cet endroit précis, dans cette rencontre, que nos esprits peuvent se libérer du trop-plein, de l’algorithme, de la saturation.
Je veux pouvoir plonger dans un dancefloor et savoir que la DJ, la DA, sont là pour moi, pour nous. Qu’ils sont un remède discret mais essentiel à l’étouffement culturel. Un boom-boom ootnz-ootnz qui répare, une répétition qui, au fond, n’en est pas une. Parce que le vrai paradoxe est là : la techno, pourtant répétitive, se renouvelle davantage qu’une playlist automatique, qu’un flux qui recycle nos souvenirs comme on tourne en rond dans un couloir familier.
Alors prenez des risques. Offrez-nous l’inconnu. Le public saura vous refaire confiance, et peut-être, dans ce vertige partagé, on retrouvera la promesse première du club : un espace de liberté où la découverte est encore possible.

