Tout le monde peut être DJ, mais tout le monde ne devrait pas être payé pour l’être
Le DJing est devenu un geste quotidien. Avec un contrôleur basique, quelques heures de tutoriels et une playlist, n’importe qui peut aujourd’hui se proclamer DJ.
C’est une bonne chose : mixer, c’est une manière de partager une partie de soi, de faire découvrir ses influences, de créer un moment de convivialité. C’est un hobby comme un autre, culturellement riche et maintenant presque accessible à toutes et à tous. On devrait encourager tout le monde à essayer, à se confronter à l’art de raconter une histoire par la musique.
Mais… cela ne veut pas dire que tout le monde devrait être payé pour le faire.
C’est là que le bât blesse : la frontière entre amateur et professionnel s’est brouillée. Être DJ professionnel, ce n’est pas seulement aligner des morceaux avec la touche sync. C’est lire les regards, les bras en l’air et les yeux qui se ferment, c’est comprendre l’énergie d’un public, tenir un dancefloor, construire une identité sonore sur la durée. C’est aussi assumer la responsabilité d’une soirée, savoir improviser quand les choses dérapent, maintenir une exigence dans le son et dans l’expérience. Or, la technologisation du métier a nivelé les différences. Les platines modernes facilitent tout, du calage aux effets, au point que l’acte de mixer n’a plus grand-chose d’exceptionnel. Tout le monde peut s’y mettre, et tant mieux d’un côté, mais cette banalisation rend le marché saturé.
La conséquence, c’est une dévalorisation structurelle. Quand des influenceurs, des mannequins, des acteurs ou des chanteurs (enfin tous ceux du star system) décident du jour au lendemain de “devenir DJ”, ils sont bookés non pour leur musique mais pour leur nombre de followers. Le set devient une extension de leur image de marque, une opération marketing. Les promoteurs, eux, ne s’y trompent pas : programmer un influenceur, c’est s’assurer d’un public et d’une promotion gratuite. Mais que reste-t-il de la musique dans cette équation ? Invisible, secondaire. Pendant ce temps, des DJs résidents, qui tiennent les scènes locales à bout de bras, se voient proposer des cachets dérisoires. Combien de fois a-t-on entendu un organisateur justifier : “je ne peux pas te payer plus de 250 euros, j’ai déjà dépensé 10k pour le headliner” ? Une phrase lunaire, qui illustre un système où l’argent se concentre sur quelques noms, au détriment d’une diversité pourtant essentielle.
Croyez-vous que les headliners en aient quelque chose à faire de la scène locale ou des résident-es avec qui iels jouent? Non, sinon leur cachet prendrait en compte une augmentation de celui qui partagent l’affiche avec. Une sorte de partage, de « give back » à la communauté.
Et que dire de la perception biaisée du public… Véritable moteur de la scène, disons, quelconque.
À force de baigner dans des sets préparés à l’avance, souvent médiocres, le public aussi finit par voir ses standards s’abaisser. Il s’habitue à une musique formatée, répétitive, sans vraie narration.
Dans beaucoup de contextes festifs, la consommation de substances accentue encore cette tendance : certains DJs doivent leur succès moins à la qualité de leur mix qu’à l’état altéré d’un dancefloor indulgent et chimiquement heureux. Quand la norme devient la médiocrité, l’exceptionnel passe inaperçu.
Cette logique finit par créer une scène inégalitaire et appauvrie. Tout le monde peut, et devrait, mixer pour le plaisir, mais l’accès à la professionnalisation doit retrouver une exigence. Reconnaître les amateurs pour ce qu’ils apportent, oui. Mais aussi redonner une vraie valeur aux professionnels, à ceux qui construisent, innovent, accompagnent la vie nocturne au quotidien. Celles et ceux qui rendent à la scène, qui prennent des risques, qui ne surfent pas sur la capitalisation de leur nom (ou moins).
L’avenir du clubbing ne peut pas reposer sur un star system gonflé à coups de followers, qui écrase les talents locaux et uniformise les dancefloors.
Il ne s’agit pas de fermer l’accès au DJing. Au contraire : plus il y a de passionné-e-s, plus la culture se nourrit. Mais il faut admettre que tout le monde n’a pas vocation à être payé pour ça. Parce que professionnaliser sans discernement, c’est tuer la scène qu’on prétend célébrer.

