Électro au patrimoine immatériel en France: victoire symbolique… et test de lucidité

La nouvelle circule comme une petite revanche collective : la musique électronique française serait enfin en train d’entrer dans le “patrimoine culturel immatériel”, première marche vers une reconnaissance UNESCO. Après des décennies à se faire regarder comme une sous-culture suspecte, entendre le mot “patrimoine” associé à nos dancefloors a quelque chose de franchement jouissif.

Et puis il y a la séquence politique qui a remis de l’huile sur le feu. Le 21 juin 2025, Emmanuel Macron s’est dit favorable à une candidature de la French Touch au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, dans un entretien à Radio FG, avec la petite punchline compétitive qui va bien (“inventeurs de l’électro”, “French touch”, etc.). Dans la foulée, Technopol et Radio FG ont communiqué travailler à l’inscription des “musiques électroniques françaises” à l’inventaire national, étape incontournable avant toute candidature internationale.

Sur le papier, tout ça ressemble à une victoire. Sur le terrain, c’est plus… ambivalent.

Parce que la vraie question n’est pas “est-ce que c’est cool ?” (oui), mais “qu’est-ce que ça change vraiment ?”. Et là, la réalité fait souvent l’effet d’un bouton SYNC qui ne fonctionne pas: on peut célébrer une scène, la photographier, la mettre en vitrine, tout en la laissant crever d’autre chose que de manque de prestige.

L’exemple le plus brutal est presque comique tant il est symptomatique : la Techno Parade 2025 a été annulée faute de budget. On parle quand même d’un des grands marqueurs publics de l’électro en France, une vitrine gigantesque, qui revendiquait au fil des années des chiffres délirants (kilomètres parcourus, chars, DJs, millions de participant-es). Et pourtant : pas assez de financements pour la faire tenir debout. L’idée de “patrimoine” sonne alors un peu comme un sticker premium collé sur une porte de club qui ferme.

C’est là que le concept de patrimoine culturel immatériel (PCI) mérite d’être rappelé pour ce qu’il est, et pour ce qu’il n’est pas.

Le PCI, ce n’est pas une médaille, ni un hall of fame. Dans la logique UNESCO, il s’agit d’identifier, documenter, protéger et transmettre des pratiques vivantes. En France, le Comité national du patrimoine culturel immatériel valide les demandes d’inclusion à l’inventaire national et donne aussi un avis pour les demandes d’inscription sur les listes UNESCO. Et surtout, une candidature UNESCO est conditionnée par l’inclusion préalable dans l’inventaire national. Autrement dit : si on veut jouer la partie “UNESCO”, il faut d’abord exister administrativement comme pratique à sauvegarder.

En théorie, cette reconnaissance peut ouvrir des portes. Berlin l’a montré : quand la techno est reconnue au niveau patrimonial, on peut espérer davantage de protections (notamment face aux logiques d’urbanisme) et une meilleure capacité à défendre les lieux. On passe du “simple divertissement nocturne” à quelque chose qu’on doit préserver, comme un écosystème culturel.

Mais c’est justement là que le malaise commence car en France, la fête vit une schizophrénie politique permanente.

D’un côté, on patrimonialise. On organise des grandes messes, des expositions, des playlists officielles, des photos de DJs qui “incarnent la modernité”. L’électro devient un emblème pratique : c’est jeune, c’est exportable, ça fait “France qui rayonne”, ça se vend très bien dans un communiqué.

De l’autre, une partie de la fête reste criminalisée, surveillée, réprimée, parfois violemment, surtout dès qu’elle sort des cadres “propres” et institutionnels. Il y a un continuum répressif qui vise les raves et free parties, avec des références récurrentes aux épisodes de répression de fêtes non autorisées et aux dispositifs législatifs qui, depuis des décennies, encadrent et punissent ces pratiques. La fête “IN” est applaudie quand elle sert l’attractivité et la carte postale. La fête “OFF” reste, trop souvent, traitée comme un problème d’ordre public (coucou Bruno).

Et au milieu, il y a la réalité économique des lieux.

Même quand on parle de clubs “reconnus”, le nerf de la guerre n’est pas la symbolique : c’est la survie matérielle. Les loyers montent, la pression foncière pousse dehors les lieux fragiles, les coûts explosent, et les prix suivent. Résultat : gentrification progressive de la nuit, avec un paradoxe cruel. Une culture née de marges (queer, racisées, précaires, alternatives) devient un produit urbain premium, très très blanc, filtré par le prix, les codes, les portes, la communication. Et les mêmes qui s’extasient sur “l’héritage” de la fête participent parfois, sans même s’en rendre compte, à son assainissement social.

C’est aussi pour ça que cette séquence “patrimoine” doit être prise avec tendresse, oui, mais aussi avec méfiance.

Parce qu’on connaît le film, on brandit la French Touch comme étendard national quand il faut paraître moderne, pendant que dans la vraie vie des clubs, des labels, des collectifs, “peu de choses bougent”. Cette contradiction, la Pépinière (bientôt Volte Face) et Paradis Fiscal l’ont déjà formulétrès clairement. C’est un emballement d’images, une reconnaissance de façade, et derrière, des structures qui se battent pour des choses très simples (payer les équipes, garder un bail, insonoriser, sécuriser, accueillir correctement, survivre).

Même quand l’État crée des dispositifs de reconnaissance (comme le label “Club Culture”), la question reste la même : est-ce que ça se traduit en droits, en protections, en moyens, ou est-ce que ça reste une belle formule ? L’article de l’Observatoire des politiques culturelles le dit assez bien : la patrimonialisation peut devenir une muséification, et la reconnaissance peut cohabiter avec la fragilisation concrète des structures.

Et puis il y a un autre inconfort, plus interne, plus “milieu”, celui dont on parle moins parce qu’il pique l’ego : qu’est-ce qu’on fait, nous, de cette reconnaissance ?

C’est peut-être là que le truc devient franchement cocasse. Parce qu’on voit déjà des gens se réjouir, partager, célébrer, s’auto-congratuler. Tout en laissant filer, au quotidien, des sujets autrement plus urgents et autrement plus sales à traiter : racisme ordinaire et structurel, LGBTQIA+phobies, VSS, dynamiques de pouvoir toxiques, impunités, silences organisés. Tout ça gangrène encore des scènes, des crews, des afters, des coulisses. Et on ne peut pas prétendre “patrimoine” d’un côté, tout en restant lâches sur l’éthique de l’autre. Surtout quand on ne voit jamais ces gens sur le vrai terrain du militantisme (et surprise, c’est pas sur Insta).

La vérité, c’est que se réjouir sur Instagram ne coûte rien. Construire des espaces plus sûrs, ça coûte du temps, de l’argent, des conflits, des remises en question, des exclusions parfois, des procédures, des formations, du soin, de la cohérence. Bref : de la politique au sens noble, celle qui se fait sans caméra.

Donc oui : c’est une bonne nouvelle. Vraiment. Une scène diabolisée qui est enfin regardée comme une pratique culturelle à part entière, c’est important. Et on a le droit de savourer le symbole, surtout quand on se souvient d’où ça vient.

Mais si c’est juste ça, si ça s’arrête à un tampon “patrimoine” et à deux phrases triomphales, ce sera de la poudre aux yeux. On aura gagné un mot, et perdu le réel.

Si on veut que cette reconnaissance ait un sens, il faut qu’elle se traduise par des choses très concrètes, c’est à dire une protection des lieux face à la pression immobilière, une vision de long terme pour les financements, une relation moins paranoïaque et plus proportionnée entre autorités et événements, un soutien aux scènes locales et pas seulement aux vitrines nationales, des lieux pour les frees, et une cohérence minimale entre ce qu’on célèbre et ce qu’on réprime. Sur le versant “écosystème”, il faut aussi arrêter de confondre patrimoine et carte postale svp, un patrimoine vivant, ça se protège en permettant aux gens de le vivre, pas en le transformant en dossier de presse.

Le patrimoine immatériel, au fond, ce n’est pas “la French Touch dans un musée”. C’est le droit de continuer à fabriquer de la fête, ici, maintenant, dans des lieux qui tiennent, avec des équipes qui ne s’épuisent pas, dans des espaces qui protègent les publics, et dans une culture qui ne sacrifie pas ses valeurs au premier selfie ministériel. Que ce soit avec Dati ou Lang d’ailleurs. 

En bref… la fête mérite mieux que l’honneur sans les moyens. Et nous aussi.