HOT TAKE : Influence et platines, la confusion des genres

C’est devenu une scène familière sur les réseaux. Des influencereuses au look impeccable, un casque sur les oreilles, un sourire calibré, quelques gestes hésitants derrière les platines. En fond, un logo reconnaissable, un club mythique, parfois un festival. Le public applaudit, les stories s’enchaînent, les commentaires s’enflamment : « Iel assure », « Trop fièr de toi », « Girlboss derrière les decks ».
Sauf qu’à y regarder de plus près, ces nouveaux visages de la nuit posent une question dérangeante : que se passe-t-il quand le prestige d’un lieu pèse moins lourd que la taille d’une fanbase ?

La valeur de la visibilité

Depuis un an, on observe une accélération du phénomène. Des créateurs et créatrices de contenu, parfois suivis par plusieurs centaines de milliers de personnes, se lancent dans le DJing et décrochent immédiatement des bookings dans des clubs de renom. Certains n’ont que quelques mois de pratique. Leur apprentissage est encore balbutiant, mais leur présence garantit la promesse d’un contenu viral.
C’est un signe des temps : la visibilité est devenue une monnaie d’échange. Là où il fallait autrefois un certain niveau de technique, de culture musicale ou simplement des années de pratique pour accéder à certaines scènes, il suffit désormais d’un bon réseau, d’un kit de presse bien ficelé et d’une communauté fidèle.

Ce déplacement de valeur révèle deux fractures. D’abord celle d’une industrie en crise, où les clubs doivent remplir coûte que coûte. Ensuite celle d’une génération d’artistes pour qui l’acte de jouer semble parfois plus symbolique qu’artistique. Le DJ n’est plus seulement celui ou celle qui fait danser, mais celui ou celle qui fait du contenu.

Ce phénomène n’est pas isolé. Avant les influenceurs, d’autres ont profité de leur position pour s’infiltrer dans la lumière : managers, attachés de presse, bookers, patrons de labels ou de médias. Tous ont, à un moment ou un autre, profité de leur réseau pour se hisser derrière les platines.
La différence, c’est que le numérique a amplifié cette logique de l’auto-légitimation. Là où, autrefois, on jouait entre amis dans des bars ou des open decks avant de gravir les échelons, la logique actuelle contourne l’apprentissage. La scène devient un décor. Le public, un test grandeur nature. Et le DJing, une extension du personal branding.

On pourrait en rire si cela n’en disait pas autant sur l’état du clubbing. La fête se transforme en vitrine, les dancefloors en plateau de tournage. L’énergie brute, les erreurs, la sueur, tout ce qui faisait la beauté du moment, disparaît au profit d’une version parfaitement lissée, prête à être repostée en boucle sur TikTok.

Les clubs à bout de souffle

Il faut aussi regarder du côté des lieux. Car si les influenceurs trouvent une place aussi facilement, c’est que beaucoup de clubs y voient une solution. Face à la flambée des cachets, à la concurrence féroce et à la baisse du pouvoir d’achat, programmer une figure populaire semble offrir un peu de répit.
Mais cette stratégie court-termiste creuse la plaie. En remplissant leurs salles à coups de followers, les clubs se privent d’un rôle essentiel : celui de défricheurs. Ce sont eux qui devraient garantir la diversité, défendre la scène émergente, faire exister les talents de demain. À force de céder à la logique de l’algorithme, ils participent à un nivellement par le bas, une forme de médiocrité organisée.

Et le public dans tout ça ? Il est au centre du problème, mais rarement interrogé. Car accepter de payer pour voir une personne dont on admire le contenu, c’est cautionner cette confusion entre notoriété et légitimité. Les spectateurs deviennent les cobayes d’une expérience mal préparée.
Un set approximatif, une sélection convenue, une technique bancale : ce ne sont pas des fautes de débutant, mais des symptômes d’un système où le travail et la patience n’ont plus leur place. Là où la scène électronique reposait sur une forme de lenteur, d’apprentissage collectif, d’essais et d’erreurs, elle glisse aujourd’hui vers la logique du « tout, tout de suite ».

Le mal est plus profond

Le plus inquiétant, c’est la banalisation de cette dérive. Les médias spécialisés, souvent fragilisés économiquement, participent malgré eux à ce glissement. En relayant ces nouveaux visages sans recul critique, ils entretiennent une illusion de légitimité. Car refuser de parler d’un phénomène, c’est risquer de passer à côté du buzz, et donc de la visibilité, cette même monnaie que tout le monde poursuit désormais.
Dans le même temps, les artistes qui apprennent, répètent, construisent leur son dans l’ombre, se voient relégués au second plan. Trop discrets, trop exigeants, pas assez photogéniques. La méritocratie de la fête a cédé la place à l’économie de l’attention.

Revenir à l’essentiel

Le problème n’est pas que tout le monde veuille mixer. C’est au contraire une bonne chose que la pratique se démocratise. Mais ce qui pose question, c’est l’absence de respect pour ce qu’implique réellement être DJ. Un bon set, ce n’est pas une suite de morceaux, c’est une narration. C’est un savoir-faire qui se cultive dans la durée, dans les clubs vides et les erreurs de jeunesse.
Ce que ces nouveaux DJs manquent souvent, ce n’est pas le talent, mais la patience. Celle qui forge la sincérité, la culture, le lien avec le public.

Une scène en quête de sens

À l’heure où la musique électronique pèse plus de 13 milliards de dollars dans le monde, il est légitime de se demander ce qu’il reste de son esprit originel. Celui des basements, des free parties, des clubs communautaires où la fête n’était pas un outil de carrière mais une façon de vivre ensemble.
Si la scène veut se régénérer, elle devra réapprendre à se protéger. Non pas en excluant, mais en remettant du sens. À rappeler que la fête n’est pas un contenu, mais une expérience partagée. Que le respect de la musique vaut mieux que la course aux likes. Et que parfois, la vraie influence se mesure au silence d’un public concentré, pas au nombre de vues.