Comment la scène électronique entretient la précarité des jeunes artistes
Il faut bien commencer quelque part. Une première résidence, un bénévolat, une alternance, un stage : c’est souvent le point de départ d’une carrière. Apprendre sur le terrain a toujours été un passage obligé (et selon nous, super important voire primordial) dans le monde de la musique. Mais ce qui, hier, relevait de la transmission ou de l’initiation, se transforme aujourd’hui en un système d’exploitation plus ou moins assumé. Car pendant que l’industrie de la musique électronique génère des revenus colossaux, une grande partie de ses acteurs continue de s’appuyer sur le travail gratuit ou sous-payé de ses maillons les plus fragiles et parfois plus talentueux-ses.
Le mirage de la “visibilité”
Jouer gratuitement “pour la visibilité” est une expérience que beaucoup de jeunes DJs connaissent. On leur promet un nom sur un flyer, la possibilité de partager le lineup avec un headliner, un post sur les RS. La réalité est moins romantique. Si un club ou un festival a les moyens de payer dix ou vingt mille euros à une star internationale, il peut rémunérer quelques centaines d’euros un DJ local et/ou débutant. En acceptant des gigs sans cachet, les artistes en herbe ne se pénalisent pas seulement eux-mêmes : iels participent, malgré elleux, à la dévalorisation d’un métier déjà fragile.
Les concours de DJ organisés par certains festivals obéissent à la même logique. Officiellement, il s’agit de “découvrir de nouveaux talents”. Officieusement, c’est une façon de remplir un warm-up sans payer, alors que la billetterie génère des revenus considérables. Le vocabulaire de l’opportunité masque mal une réalité, les jeunes artistes sont de la main-d’œuvre gratuite. Alors, on ne minimise pas l’impact des tremplins sur uen carrière de DJ, mais méfiance, certains ne le font que pour le clout. Un redflag? Le vote du public (sans jury) pour sélectionner les DJs du concours… On se retrouve souvent avec des influenceur-ses avec le plus de followers et la technique ou la sélection n’a AUCUNE importance dans la sélection du DJ.
La condition des DJs locaux
La précarité ne s’arrête pas aux sets gratuits. Pour les DJs locaux, elle est quotidienne. Les cachets proposés tournent souvent autour de 200 euros. À première vue, ce n’est pas rien (sauf quand tu sais que tu ne peux bosser max 3jrs par semaine). Mais ces sommes sont rarement versées rapidement. Il faut relancer, s’angoisser, attendre parfois des mois. Pour quelqu’un qui n’a pas d’équipe pour gérer sa facturation et vit dans l’incertitude, cette attente est insupportable. Elle peut signifier renoncer à payer un loyer, retarder une facture, s’endetter.
Ajoutons à cela des clauses d’exclusivité imposées à des artistes qui n’ont pas encore de carrière stable. Les empêcher de jouer ailleurs sous prétexte de “stratégie artistique” revient à les priver de leurs rares revenus. La promesse de professionnalisation se retourne en piège. On vous invite à relire notre article sur la professionnalisation des DJs et ses limites.
Travailler sans contrat est un terrain miné
Ne pas signer de contrat reste une habitude répandue. C’est aussi une faille béante. Les exemples sont nombreux : collectifs disparaissant avec la caisse après une soirée ratée, techniciens laissés sans rémunération après un tournage, artistes locaux jamais payés. Le scandale autour du clip Dying Generation de U.R. Trax a révélé ces pratiques : si l’artiste s’est excusée publiquement, l’équipe technique en a vu de toutes les couleurs. Les médias n’en ont quasiment pas parlé. Mais dans les backstages, tout le monde connaît quelqu’un qui a vécu une histoire similaire, surtout quand il s’agit d’impayés…
Les métiers dans la même situation
Ce système ne touche pas que les DJs. Photographes, vidéastes, journalistes, techos, community managers : combien travaillent gratuitement, pendant que des structures encaissent des budgets de communication ? L’argument est toujours le même : la visibilité. Mais on ne paie pas un loyer avec un crédit Instagram.
Les jeunes (en âge ou en carrière) responsables de communication ou de RPs sont parfois à peine majeurs. On les rémunère en accès backstage, en boissons gratuites, en “avantages” ou en produits (ouioui…) . Pourtant, ce sont eux qui remplissent les soirées, construisent la réputation d’un club. Leur enthousiasme et leur vulnérabilité deviennent des outils commerciaux.
Même logique du côté des festivals. Qu’un bénévole distribue des flyers ou accueille le public, pourquoi pas. Mais quand il s’agit d’assurer des tâches techniques, logistiques ou de sécurité, il ne s’agit plus de bénévolat. C’est du travail déguisé.
Et pour les reporters, on préfèrera des jeunes non formé-es qui préfèrent se faire payer en ticket boisson et Pass presse en festival pour une pige, une vidéo ou des interviews.
Le 9–5 invisible
On parle souvent du rythme éreintant des DJs stars ou émergeants. Rarement de celui des salariés ou stagiaires de l’industrie. Bookers, assistants de production, chargés de communication, journalistes : iels enchaînent les semaines de 9h à 19h (officiellement 17h), prolongées par des nuits et des week-ends passés en club ou en festival. Souvent sans heures supplémentaires, sans vrai défraiement, sans repos compensatoire. Parce qu’iels sont jeunes, “motivés”, et qu’iels veulent se faire une place. Mais ce rythme, personne ne peut le tenir longtemps. Il épuise, il use, il fragilise psychologiquement et physiquement.
La précarité comme modèle
La scène électronique aime se présenter comme un espace de liberté et de solidarité. Dans les faits, elle repose encore largement sur la précarité de ses membres les plus jeunes. Une précarité normalisée, intégrée au modèle économique, et rarement remise en question par ceux qui en bénéficient.
Il ne s’agit pas de nier que l’on débute avec des expériences modestes. Mais débuter ne veut pas dire être exploité. Chaque compétence, qu’elle soit artistique, technique ou journalistique, a une valeur. Et tant que cette valeur n’est pas reconnue, tant que les structures préféreront capitaliser sur la passion de la jeunesse plutôt que de la rémunérer, la scène restera condamnée à reproduire les inégalités qu’elle prétend combattre.

