Hot Take : Le dancefloor n’est pas un décor

Le dancefloor n’est pas un espace de production de contenu. Il est, ou devrait rester, l’un des derniers endroits où le regard cesse de juger, où l’on s’autorise à être sans se raconter. Pourtant, une nouvelle espèce d’acteurs a envahi la nuit, les créateurs de contenu “nocturnes”, qui brandissent leur téléphone comme un laissez-passer pour la fête « multipass ».

On ne parle pas ici des photographes, vidéastes ou journalistes qui couvrent les événements. Eux travaillent, souvent dans l’ombre, avec un sens aigu de la distance et de la responsabilité. Iels savent ce qu’ils filment, pourquoi ils le filment, et pour qui. Il y a derrière ces images une éthique, une conscience. Pas besoin de diplôme pour cela car beaucoup sont autodidactes. Mais toustes ont appris la même règle essentielle qui devrait être celle de celles et ceux qui veulent travailler dans ce milieu : ce n’est pas toi que tu mets en avant, c’est ton travail.
Là où ces créateurs documentent, les influenceurs s’exposent. Là où les premiers observent, les seconds se filment. La nuance change tout.

Certains filment sans consentement, capturent des corps en train de danser pour s’en moquer ou pour illustrer leur propre version de la fête. On en oublierait presque que le dancefloor est un refuge, l’un des rares espaces au monde où l’on peut encore se sentir libre, désinhibé, imparfait. Des collectifs comme Kluster ont trouvé une réponse simple et élégante : distribuer des bracelets pour signaler qu’on ne souhaite pas être pris en photo. C’est un geste symbolique, mais il dit surtout que la fête n’a pas à être scrutée pour exister.

Ce que ces influenceurs oublient, c’est que dans les festivals et les clubs, il faut être accrédité pour couvrir un événement. On peut débattre du bien-fondé de cette règle, mais elle a une raison d’être. Il s’agit de protéger les artistes, les publics et l’intégrité du moment. Les créateurs de contenu qui débarquent avec leur téléphone pour “documenter” parfois sans autorisation, ne réalisent pas qu’ils franchissent la frontière entre le témoignage et l’intrusion.

Le problème ne vient pas seulement de l’esthétique du selfie en club, mais du système qu’il renforce. Ces influenceurs n’ont souvent aucune notion de critique, car leur modèle économique repose sur la bienveillance automatique : être invité, boire gratuitement, produire du contenu “feel good”. Impossible de remettre en question un lieu, un festival ou un DJ si l’on veut continuer à être invité. Ce biais structurel fait taire toute analyse réelle, tout recul, toute exigence. Et ce silence profite à ceux qui détiennent déjà le pouvoir : les grands groupes qui possèdent les clubs, les festivals, les agences et parfois même les artistes. Critiquer un club ou un set peut vous faire boycott d’autres lieux et quand ton business repose sur ces invitations, le choix est souvent vite fait.

Pendant ce temps, les médias indépendants, les photographes, vidéastes et journalistes qui documentent la scène avec respect, sont étranglés financièrement, souvent invisibilisés. Ce sont pourtant eux qui tiennent la mémoire de cette culture. Ceux qui rappellent que la fête a une histoire, des codes, une politique.

Aujourd’hui, redonner de la force aux photographes, vidéastes et journalistes indépendants est une urgence. Ce sont eux qui documentent la scène sans filtre, sans sponsor, sans peur. Parce qu’en parallèle, une autre force progresse silencieusement : l’extrême droite. Elle est déjà là, sur le dancefloor, dans certaines agences, dans les structures qui possèdent les clubs, les festivals, les artistes. Elle avance non-masquée, avec des codes réinventés, des esthétiques séduisantes et une idéologie toujours prête à s’infiltrer.

La culture club a longtemps été un rempart, un espace de résistance. Mais si l’image devient la seule valeur, si les créateurs de contenu remplacent les observateurs, si la documentation critique s’efface au profit du divertissement, alors ce rempart s’effondre. Il ne restera qu’un marché, prêt à être récupéré par celleux qui n’ont jamais dansé pour les mêmes raisons que nous.

C’est maintenant que ça se joue. Pas demain, pas après la prochaine saison de festivals. Car quand tout sera possédé, formaté, aseptisé, il sera trop tard.

Le dancefloor n’a jamais eu besoin de caméras, mais il a toujours eu besoin de mémoire. Et cette mémoire, ce sont les indépendants qui la portent encore, envers et contre tout.