Vous n’avez pas besoin d’être underground

On a vidé le mot “underground” de son sens. Aujourd’hui, on l’accole à des soirées qui passent de la techno/house en club et festival, comme si le choix du genre suffisait à revendiquer une appartenance. Mais l’underground n’a jamais été une simple question de style. C’est une culture, un ensemble de valeurs, une manière de penser et d’habiter la scène. Être underground, ce n’est pas publier un EP vinyle inconnu ou refuser de poster ses tracklists. C’est rendre la scène plus sûre pour les communautés qui l’ont façonnée en premier lieu, assumer des engagements politiques, redistribuer ce qu’on reçoit. C’est s’assurer que la fête reste accessible et que l’argent n’est jamais le seul moteur.

À New York, le collectif Dweller en donne une illustration exemplaire. Leur festival, centré sur les artistes noirs, ne se limite pas à une programmation. C’est un espace où l’histoire des musiques électroniques est rappelée, où les héritages sont protégés et où la fête redevient ce qu’elle a toujours été : un outil de survie et de résistance pour les communautés marginalisées. À Detroit, Underground Resistance incarne ce même esprit. Lors d’une conversation avec Mark Flash, l’un de ses membres, il rappelait combien son rôle allait au-delà de la musique. Collectes alimentaires, actions de quartier, ateliers éducatifs : la musique était une arme, mais aussi un pont vers la communauté. « Je vais garder ma torche allumée aussi longtemps que possible pour allumer la vôtre », expliquait-il. Une phrase qui résume ce que devrait être l’underground : une force collective, pas un slogan marketing. Lire l’interview complète ici.

Et pourtant, on n’a pas tous à être underground. Tout le monde n’a pas la volonté, ni même les moyens, de porter ce type de responsabilités. La scène commerciale existe depuis toujours, et elle a sa fonction : c’est une porte d’entrée. Pour beaucoup, le premier contact avec la musique électronique passe par les radios commerciales, les hits en club, les gros festivals mainstream. Et ce n’est pas un problème. Ces formats-là ont souvent permis à des publics plus larges d’aller explorer des scènes plus radicales, plus confidentielles. La pluralité est vitale : sans mainstream, pas d’underground. Sans accessibilité, pas de contre-culture.

Le problème naît lorsque le mot “underground” est confisqué, brandi par des artistes, des labels ou des festivals qui n’en incarnent pas les valeurs. C’est là que se crée l’aigreur. Quand un festival à 80 euros l’entrée se revendique underground. Quand un DJ qui facture 30 000 euros le set se présente comme une “résistance”. Quand des structures ultra-professionnalisées se drapent d’esthétique DIY alors qu’elles fonctionnent sur les mêmes logiques de rentabilité que les grandes boîtes de nuit commerciales. Cette récupération génère de la confusion et de la colère. Parce qu’elle fait croire qu’il s’agit encore de contre-culture, alors que c’est du business comme les autres.

C’est aussi pour ça que la critique se trompe parfois de cible. On attend de certains artistes qu’ils se prononcent sur la guerre, sur les violences sexistes et sexuelles, sur les droits queer, comme si cela allait de soi. Mais pourquoi le feraient-ils ? Ces artistes ne sont pas underground, leur carrière repose sur des structures qui exploitent ou détournent ces mêmes combats. Attendre d’eux des prises de position radicales, c’est demander à une industrie de se comporter comme un mouvement social. C’est confondre deux mondes. L’humilité devrait être la règle : on peut être entertainer, commercial, grand public. Mais on ne peut pas se dire underground quand on ne l’est pas.

David Guetta l’a compris depuis longtemps. Il ne se revendique pas héritier de l’underground. Il se dit entertainer pour la plupart de ses shows. Et il l’assume. Il ne ment pas à son public, il ne joue pas sur une imagerie contestataire. Sa fonction, c’est le spectacle. Et il n’y a rien de honteux à ça. Le danger, c’est de vendre une illusion. De travestir un mot qui a porté des décennies de luttes pour en faire une étiquette vide.

Accepter de ne pas être le main character de la scène, c’est aussi une forme de maturité. Tout le monde n’a pas vocation à occuper le devant de la scène, ni à incarner l’underground. Certaines structures, certains collectifs, certains médias ont un rôle différent : celui d’observer, de documenter, d’analyser. C’est le nôtre. Nous ne produisons pas de musique, nous n’organisons pas d’événements, nous ne cherchons pas à briller à la place des artistes. Nous nous considérons comme des témoins, des passeurs. Reconnaître sa place, c’est éviter de travestir son rôle et laisser l’espace nécessaire à ceux qui créent, innovent et portent les valeurs qui définissent l’underground.

L’underground est une responsabilité, pas une esthétique. C’est une manière d’habiter la scène, de l’entretenir, de lui rendre ce qu’on a reçu. Ce n’est pas un branding. La scène électronique a besoin de ses têtes d’affiche comme de ses collectifs marginaux, de ses clubs commerciaux comme de ses warehouses auto-gérées. Mais elle a surtout besoin de clarté. Tant que le mot underground sera utilisé comme un argument marketing, il perdra sa substance. Et tant que cette confusion persistera, la critique continuera de pointer le doigt. Non pas par haine, mais par exigence. Parce que ce milieu ne mérite pas d’être avalé par les logiques qu’il avait, au départ, promis de dépasser.