Critiquer, c’est aimer : pourquoi on ne lâchera pas la scène
Depuis que nous publions des articles d’opinion chaque semaine et que nous donnons la parole à celles et ceux qui vivent le dancefloor, nous recevons notre lot d’insultes, de menaces, de commentaires haineux. 98 % du temps, ces attaques viennent directement des personnes concernées par nos critiques. Parce qu’au fond, la critique dérange. Elle bouscule les certitudes, elle met le doigt sur ce que beaucoup préfèrent cacher.
On nous accuse d’être “aigris”, “haters”, “jaloux”. Mais posons la question : qui met réellement la scène en danger ? Celles qui pointent ses failles, ou ceux qui, sous couvert de “love to love” sur les réseaux, continuent de travailler avec des prédateurs, ferment les yeux sur l’homophobie, le sexisme et le racisme, ou recyclent les études des autres pour verdir leur image et faire du pink/green/queer-washing ?
La disproportion est frappante. Les contenus critiques, qui représentent à peine 20 % de ce que nous produisons (FYI), suscitent plus de réactions que les 80 % de musique, de découvertes artistiques ou de formats positifs que nous publions. Mais si nous avons choisi de garder cet espace critique, ce n’est ni par cynisme, ni par goût du clash. C’est avant tout par amour.
Amour de la musique, du dancefloor, et de cette scène qui a façonné nos vies et celles de tant d’autres.
1.Les prix : une scène qui se ferme à son propre public
Nous vivons à Paris, mais nous ne faisons pas partie de la caste haute de la scène parisienne, celle qui réside dans des appartements aux moulures historiques et intouchables. Les tarifs des soirées nous ont touchés directement, étudiantes puis jeunes salariées. Et autour de nous, combien d’amis nous rappellent qu’ils ne peuvent faire qu’un seul festival l’été, que le club devient inaccessible sans early bird ? « Je peux pas j’ai plus de thunes ».
Il suffit pourtant d’aller faire un tour le samedi à la Cité fertile pour voir la queue des étudiants pour récupérer des colis de nourriture.
L’uniformisation du public est palpable. Elle exclut les plus précaires, réduit la diversité, et appauvrit ce que la fête devrait être : un espace d’inclusion. Si nous demandons des tarifs solidaires ou d’autres formes d’accessibilité, ce n’est pas un caprice. C’est la condition pour que la fête reste ouverte à toutes et à tous.
2.Les médias : transparence c’est tout
Nous avons publié deux papiers sur le sujet, en ciblant un point précis : le manque de transparence autour des contenus sponsorisés. Quand les articles payés ne sont pas signalés comme tels, ceux qui peuvent payer bénéficient d’une visibilité accrue, et ceux qui ne le peuvent pas disparaissent. C’est la loi et c’est normal.
Dans l’excellent article d’Anissa Rami publié dans Mediapart, cette logique est disséquée dans le milieu du rap. Et l’article de La Pépinière sur l’état des médias indépendants en musique électronique rappelle à quel point ce système sape la confiance et déforme la représentation réelle de la scène.
Pour être clairs : nous n’avons jamais dénoncé nommément un média concurrent. Nos voix sont différentes, complémentaires même. Depuis des années, nous prêtons gratuitement nos studios à d’autres médias, parfois en proposant même de couvrir leurs frais. Nous avons toujours partagé leurs contenus, sans jamais rien demander en retour. Si ça ne tenait qu’à nous, nous partagerions nos studios et matos avec plein de médias poru optimiser les coûts.
Les insultes gratuites que nous recevons sont moins un signe de notre prétendue “jalousie” qu’un symptôme de la haine latente qui mine la scène de l’intérieur.
3.VSS : le silence complice
Sur les violences sexuelles et sexistes, avons-nous vraiment besoin de justifier pourquoi nous en parlons ? Les témoignages qui nous parviennent depuis presque vingt ans, les expériences personnelles dans nos propres équipes, les silences complices des clubs et des agences de booking : tout cela suffit à expliquer notre position.
Nous ne travaillons plus avec de nombreuses structures pour ces raisons, même si personne ne le voit. L’intégrité invisible que nous nous imposons n’a presque aucun impact immédiat. Mais si nous agissions collectivement, l’effet serait colossal. Comme dans le cinéma, il faudra sans doute attendre des années pour que certains noms sortent. En attendant, les victimes continuent de se heurter à une omerta organisée.
4.Hard techno : le son n’est pas le problème
Nos critiques de la hard techno ne visent pas le style musical en lui-même. Elles concernent l’absence de valeurs humaines de base qui accompagnent certains de ses publics et de ses figures. Quand une scène attire des comportements sexistes, LGBTphobes ou violents, ce n’est pas anodin. La musique n’est pas coupable, mais l’absence de discours autour de cette musique crée un vide où prolifèrent les pires comportements.
5.Capitalisme, inclusivité et histoire
Vouloir gagner de l’argent n’a rien de honteux. Mais quand cet argent est accumulé au détriment du public, de l’écologie ou des valeurs fondatrices de ces musiques, la critique devient légitime.
Nous voyons des artistes se draper de valeurs anticoloniales ou queer-friendly, tout en participant à un système qui exploite, qui exclut et qui colonise littéralement les scènes musicales. Parler d’inclusivité en bookant des personnes queer ou de couleur c’est un véritable indicateur de l’efficacité de la colonisation du milieu techno. L’histoire de la techno et de la house est indissociable de celle des luttes queer et afro-américaines. L’oublier ou l’édulcorer, c’est participer à sa gentrification.
6.Racisme et faciès aux portes
Parmi les sujets les plus invisibles, celui du racisme aux portes des clubs reste presque tabou. Quand nous avons publié des témoignages, nous avons contacté d’autres structures et médias. Silence presque total. Nous n’étions pas staffées pour gérer cette problématique seuls, mais nous l’avons fait à notre niveau (voir notre vidéo ici).
Sans relais, l’impact a été limité. Pourtant, le phénomène est bien réel, et il ne fera qu’empirer avec la montée en puissance de l’ED. La scène entière devrait s’emparer de ce sujet, plutôt que de fermer les yeux.
7.Le manque de communauté
Tout ce que nous faisons la nuit a des répercussions le jour. La fête peut être un catalyseur de changement social, si nous décidons de la prendre au sérieux. Mais aujourd’hui, notre milieu préfère souvent se fragmenter, se jalouser, s’insulter.
Nous croyons au contraire que la scène pourrait tirer vers le haut la société dans son ensemble : créer des solidarités, expérimenter de nouveaux modèles, offrir un espace d’expression unique. Mais pour cela, il faut cesser de se complaire dans la haine et accepter la critique comme une preuve d’amour.
Vous ne vous imaginez pas à quel point on se remet en question chez CTV, sur nos formats, notre DA, nos voix ou même nos choix.
8.Nos engagements
Nous sommes loin d’être irréprochables. Mais depuis des années, nous essayons d’agir à notre échelle :
prêt gratuit du studio à des DJs débutants,
liberté d’expression totale dans nos formats éditoriaux,
refus du publireportage déguisé,
rémunération systématique des freelances (au-dessus des tarifs de base),
espaces publicitaires gratuits pour les associations et les soirées caritatives.
Résultat : notre situation financière est aujourd’hui extrêmement compliquée, malgré un reach qui n’a jamais été aussi élevé. Mais nous assumons ce choix.
Si des investisseurs qui ont nos valeurs passent par ici d’ailleurs 🙂 ….
Nos critiques ne viennent pas de la haine, ni de la jalousie. Elles viennent du vécu, de la précarité, de nos années passées sur les dancefloors avant d’y travailler, des témoignages que nous recevons chaque jour. Elles viennent surtout d’un profond amour pour cette scène, pour les rencontres qu’elle nous a offertes, amicales, amoureuses, professionnelles ou éphémères.
Nous continuerons à critiquer, à dénoncer, à déranger. Non pas pour détruire, mais pour préserver. Parce que cette scène mérite mieux que de devenir une simple copie des industries qu’elle prétendait fuir.
Et si la critique vous déplait, il vous reste 80% de nos autres contenus pour nous aimer quand même.

