DJs : sans crédit, pas de scène

Une heure de digging ne pèsera jamais autant que les centaines d’heures passées en studio par celles et ceux qui fabriquent réellement la musique.

“Track ID ?” est presque devenu un refrain sous les vidéos de DJ : une sorte de rituel du public qui exige, au nom de la curiosité et du souvenir, ce qui devrait être déjà donné : le nom du morceau, l’identité du producteur-ice. C’est pourtant un parcours du combattant..

On pourrait croire que cette question est périphérique. Mais en réalité, elle touche au cœur des rapports de pouvoir, à la reconnaissance artistique, à l’économie des scènes. Lorsqu’un DJ joue un morceau sans citer son auteur-e, il ou elle efface littéralement un pan du travail créatif, rendant invisible celui ou celle qui a façonné le son. C’est un acte, volontaire ou non, de réappropriation.

Le discours d’Ada Kaleh et le système techno

L’essai “Ghost Sounds: how techno DJs feed on other people’s music” d’Ada Kaleh décrit avec lucidité ce qui se joue dans les coulisses : une mécanique “prédateur / proie” dans laquelle les DJs stars collectionnent les morceaux non libérés, sans jamais créditer, parce que la rareté, l’inédit, est leur capital. Les producteur-ices, eux, envoient leurs démos, espèrent être soutenus, mais trop souvent restent invisibles, tandis que leur musique devient le produit d’un DJ promu. Le cycle est simple et brutal : le producteur crée, le DJ consomme, l’agence booke, le producteur disparaît.

Ce phénomène est renforcé par les agences, qui nourrissent les mêmes carrières sur les mêmes plates-formes, recyclant les line-ups d’un festival à l’autre. À force de répéter les mêmes noms, d’imposer une esthétique centralisée, on finit par enfermer la diversité musicale dans une version calibrée et confortable, là où les créateurs de la base sont réduits à un rôle souterrain, parfois indiscernable mais pourtant si crucial…

Des DJs très bookés dans le milieu techno/pop-TikTok lorsqu’ils jouent des morceaux de producteurs·trices émergent·es, se retrouvent encensés pour leur “curation”, sans jamais citer la “source”, tandis que des artistes moins visibles accumulent les streams, les heures en studio, mais peu de reconnaissance médiatique. On connaît aussi les pratiques de ghost production exposées par des producteurs pour de grosses figures électro : des morceaux payés “clé en main” mais nié dans les crédits officiels. UKF

Enfin, un cas plus structurel : certains labels ou agences qui signent des producteurs en promise, mais publient la musique sous le nom d’un artiste-star, laissant le pseudonyme “collaboration” masquer l’opération. Le crédit est reformaté, réassigné sous des promesses de signature, fame ou de gig.

Nuancer trois cas de figure

Pour ne pas tomber dans la stigmatisation manichéenne, il faut distinguer :

  1. L’oubli ou la négligence : un DJ qui omet de créditer par distraction, FLEMME (oui vous vous reconnaissez!) , ou par peur du vol de track. Le tort existe, bien sûr, mais il n’est pas toujours conscient.

  2. La stratégie de carrière : certains DJs bâtissent leur image sur le mystère, “c’est inédit, personne ne le connaît”, tout en jouant des morceaux d’autrui sans crédit, et en récoltant les bénéfices.

  3. Les manipulations institutionnelles : ghost production “officielle”, contrats opaques, collaborations fictives,  là, le problème dépasse l’éthique individuelle c’est le système lui-même qui exploite.

Ce que l’on peut faire

Si on veut renverser l’écosystème déséquilibré, voici quelques leviers. Car oui on râle, mais on essaye toutes et tous de proposer des solutions:

  • Adhérer aux sociétés d’auteurs (SACEM, BMI, PRS…) : c’est un minimum pour que le travail soit protégé sur le plan légal.

  • Transparence systématique : médias, clubs, festivals doivent exiger des DJs qu’ils fournissent leur tracklist. Chez nous, avec nos résidents, on le fait dès le départ, cela nourrit nos playlists perso, valorise les producteurs, et change l’habitude.

  • Éduquer le public : encourager les auditeurs à demander “qui est derrière ce son ?” plutôt que “quel est ce hit obscur ?”. La curiosité crédite.

  • Call out les abus : dénoncer publiquement les agences, labels, DJs qui réapproprient sans crédit. C’est fragile, mais nécessaire.

  • Rejeter l’ego : garder l’esprit de digger. Même si vous ne voulez pas donner tous les titres, mentionnez au moins l’artiste ou le label.

Le crédit n’est pas une faveur, c’est un fondement. Si une scène musicale se prétend inclusive et avant-gardiste, elle ne doit pas fonctionner sur le vol et/ou l’appropriation, mais sur la visibilité réciproque. Les DJs ne sont pas au-dessus du travail du studio, ils sont ses passeurs. Quand on efface celui qui fabrique les sons, on creuse un gouffre entre la jungle des playlists et le cœur de la création.

Sans crédit, sans reconnaissance, la scène se meurt. Et celui qu’on applaudit samedi soir sur une grosse scène, s’il n’était qu’un relais d’une œuvre qui ne lui appartient pas, perd toute légitimité. C’est le moment de rappeler : DJs, le crédit ce n’est pas optionnel.