Opinion : Les longs livestreams ne mentent pas
La manière dont nous consommons la musique électronique a radicalement changé en dix ans. À l’époque de Be-At TV ou de DanceTrippin, on pouvait suivre des sets entiers depuis son canapé, parfois quatre ou cinq heures d’affilée. L’expérience n’était pas clean : caméras qui tremblent, qualité vidéo variable, mais l’essentiel était là. On voyait un-e DJ construire son histoire dans la durée, un public évoluer avec lui, l’énergie circuler.
Puis est arrivé le règne du format court. Boiler Room et Cercle ont fixé de nouveaux standards : une heure maximum, des lieux spectaculaires, une image hyper léchée. Très vite, les livestreams n’ont plus été un outil de documentation, mais un produit calibré pour les réseaux et surtout, pour le marketing agressif. Et ce que nous avons gagné en esthétisme, nous l’avons perdu en vérité.
Aujourd’hui, le livestream n’existe presque plus comme un espace de liberté. Il s’est fondu dans la logique des plateformes sociales : capturer un instant fort, un drop, un moment photogénique. Le DJset devient un contenu, pensé pour l’algorithme et la consommation rapide.
La plupart des managers le savent : on leur demande des clips d’une minute, pas des sessions marathon. Certains vont même jusqu’à dicter le cadrage (true story) : moins de public, plus de focus sur le DJ, comme si l’ego de l’artiste devait primer sur l’énergie collective. Le contrôle prend le pas sur l’imprévu.
Pourtant, le DJing est né de l’improvisation. Ce qui fait la magie d’un set, c’est précisément ce qui échappe à l’artiste : une panne, un vinyle qui saute, un public qu’il faut reconquérir, un dancefloor qui se remplit doucement. Tout cela disparaît quand la performance est transformée en objet de communication.
Un livestream de trois heures ne ment pas. On y voit la technique sur la longueur, la capacité d’un DJ à tenir une salle, à varier les intensités, à surprendre. On y entend aussi le public : ses cris, ses silences, sa fatigue parfois. Ce réalisme est précieux car il documente la vie réelle du dancefloor, là où les formats courts ne montrent qu’une image idéalisée.
Carl Cox, par exemple, n’a jamais cédé à la tentation du set écourté. À chaque fois que nous l’avons filmé, il a livré un minimum de deux heures de musique. Parce qu’il sait qu’il en est capable. Pareil pour Nina Kraviz qui continue de faire des vrais streams. Parce qu’un vrai DJ n’a rien à craindre de la durée.
La domination du contenu court a aussi transformé le goût du public. Nous avons appris à consommer la musique comme un fastfood : rapide, sucré, sans aspérités. Comme si l’on passait de radios libres à une station commerciale, sans même s’en rendre compte.
Les attentes s’alignent sur ce format. Les foules attendent “le moment Instagrammable” plutôt que la montée progressive, l’onde longue. Et des générations entières de DJs émergents ont abandonné le livestream, faute de moyens, ou parce que les organisateurs exigeaient une qualité “cinéma” sans budget pour la financer.
L’underground a déserté, mais pas tout le monde
Il faut le dire : beaucoup de DJs dits “underground” ont abandonné l’outil. Ils n’avaient ni le temps, ni l’envie de livrer un produit calibré qui ne reflète pas leur pratique. Mais certains ont continué, souvent en audio, parfois en vidéo, avec des moyens modestes. Et ils ont prouvé qu’il existe encore un public pour ces expériences plus longues, plus vraies.
Car finalement, ce que nous cherchons dans un livestream n’est pas la perfection : c’est la sensation d’y être. Les caméras tremblantes, le son d’ambiance mêlé aux basses, les visages en sueur, tout cela fait partie de l’expérience.
Pendant plus de onze ans, nous avons filmé gratuitement plus de 500 heures de sets pour des festivals. C’était possible parce qu’il y avait une volonté collective : documenter la scène, rendre visible ce qui se passait en live. Ce modèle n’est plus viable aujourd’hui. Mais nous restons persuadés qu’avec un minimum de soutien, contributions, partages de coûts, sans jamais toucher à la DA ni aux droits, il est possible de refaire vivre ces formats longs.
Les longs livestreams ne mentent pas. Ils sont le contrepoint nécessaire à la culture fastfood des réseaux. Ils rappellent que la musique électronique est un art de la durée, de l’endurance, de la construction. Et qu’elle mérite d’être vécue dans toute son ampleur, même derrière un écran.

